1.2 Le village de métier comme type de district industriel

Le village de métier est un sujet d’étude attractif, mais il est rarement traité comme une forme d’agglomération industrielle ou abordé sous l’angle de la sociologie industrielle. Les économistes cherchent surtout à améliorer la performance et à maximiser le bénéfice de ces villages. Ils proposent également différentes stratégies pour les adapter à la mondialisation. Les sociologues, pour leur part, cherchent plutôt des solutions afin de conserver les valeurs dites traditionnelles. En pratique, ces disciplines ont toutes deux prouvé leur utilité, notamment parce que le Vietnam souhaite conserver ses valeurs culturelles, traditionnelles, sur son chemin vers l’international. Les villages de métier sont considérés comme un maillon faible de l’économie à cause de leur capacité limitée en capital, technologie, ressources humaines… mais ils constituent pourtant des lieux imprégnés de nombreuses valeurs culturelles accumulées sur plusieurs générations.

Il était important, pour nous, de considérer ce type de village comme une forme de concentration industrielle. En analysant les définitions existantes, nous avons découvert de grandes différences. Bui Van Vuong considère le village de métier traditionnel comme « un village où on fabrique des produits artisanaux. Dans ce village, il n’est pas nécessaire que tous les habitants soient des artisans. Ils font également de l’agriculture. La nécessité d’une spécialisation requiert l’existence d’un groupe d’artisans spécialisés sur place »7. Bui Van Vuong met en évidence l’aspect « tradition » de fait, ce qui signifie que le développement du village de métier a une longue histoire. Dans cette définition, la production artisanale fait partie de la production agricole, elle est vue comme une complémentarité de celle-ci. Les produits sont définis comme traditionnels. En insistant sur les aspects traditionnels, cette conception ne reflète pas entièrement les nouvelles dynamiques des villages de métier, y compris la nette indépendance à l’égard des activités agricoles.

Dans une autre étude, Mai The Hon (2003)8 présente le village de métier comme impliquant un groupe d’habitants d’un hameau (ou d’un village) exerçant un métier qui les sépare de l'agriculture. Le revenu de ce métier représente une large proportion de la valeur totale de la production du village. Comme dans la définition précédente, l’auteur souligne le fait que l'existence du village de métier est en relation avec les activités agricoles. La différence dans la définition de ce facteur se trouve dans les recettes que les produits du village de métier peuvent apporter : une zone (une localité) est reconnue sous le nom de village de métier si les revenus des emplois artisanaux représentent un large pourcentage de la valeur totale de la production de l'ensemble du village. L’auteur souligne donc lui aussi l'existence du village de métier en relation avec les activités agricoles. Ce qui différencie les deux propositions réside dans le fait que le dernier concept met en avant le rôle important de la production artisanale dans l’amélioration du revenu des villageois.

D’autres chercheurs proposent des définitions basées sur des critères prédéterminés parmi lesquels les plus utilisés sont l’intensité de la participation des habitants à la production (en pourcentage) et la valeur commerciale qu’apporte le métier artisanal par rapport aux autres. Selon Duong Ba Phuong (2001)9 un village peut être dit village de métier si un métier donné attire la participation de 40 à 50 % des habitants ; si les revenus de l'artisanat représentent plus de 50 % des revenus du village ; si la valeur de production représente 50 % de la valeur totale de la production du village. Le JICA et le MARD10 (2004) proposent une définition reposant sur deux critères : (i) plus de 20 % des ménages participent à la production et à l'artisanat, ou (ii) l’autorité locale reconnaît l’importance de ce métier pour la localité. Il faut noter que les autorités locales proposent elles aussi leurs définitions, en fonction de leurs conditions particulières.

L’existence d’une telle diversité de définitions et de critères rend difficile l’identification du nombre exact des villages de métier au Vietnam. Parmi les auteurs mentionnés ci-dessus, aucun ne discute les relations internes et externes du village. Ils se focalisent tous sur la dimension économique. Tran Minh Yen (2004) a récemment proposé une approche assez différente des autres travaux. Pour elle, « le village de métier est une entité économico-sociale constituée de deux éléments, le métier et le village. Cette entité existe dans un espace donné dans lequel les ménages gagnent leur vie grâce au métier artisanal. Ils entretiennent entre eux un lien socio-économico-culturel »11. A partir de cette définition, les lecteurs peuvent imaginer le village de métier comme une localité géographiquement déterminée dans laquelle l’activité artisanale est considérée comme la plus importante activité professionnelle de la zone. De plus, cette conception fait émerger l’existence de l’interrelation entre les ménages dans le village. Mais ce qui manque dans cette définition, c’est l’absence totale des entreprises de taille variée qui jouent actuellement un rôle important dans la promotion du développement du village. Et elle ignore l’implication des autres acteurs hors le milieu de production (par exemple les autorités locales, le milieu de l’éducation…).

Après avoir mené une recherche documentaire intensive et procédé à des analyses exploratoires des données collectées, nous croyons que la définition opérationnelle du village de métier devrait inclure les aspects géographiques, organisationnels et relationnels. Les travaux de Giacomo Becattini sur le district industriel en Italie nous ont beaucoup inspiré en raison de similitudes entre ces districts et le village de métier vietnamien, non seulement au niveau de ses composants mais aussi au niveau de son évolution. Nous avons saisi l’opportunité d’adapter cette approche au contexte vietnamien en considérant le village de métier comme un type de district industriel. Pour Becattini (1992), le district industriel est « une entité socio-territoriale caractérisée par la présence active d’une communauté de personnes et d’une population d’entreprises d’une même branche (au sens large) dans un espace géographique et historique donné. Dans le district, à l’inverse de ce qui se passe dans d’autres types d’environnements, comme par exemple les villes manufacturières, il tend à y avoir osmose parfaite entre communauté locale et entreprises »12. Il nous semble que la proposition de Becattini constitue la première définition qui traite les districts sous trois angles différents : l’aspect de proximité géographique, l’aspect social et l’aspect économique. C’est la conception la plus satisfaisante pour notre propos, bien qu’elle nécessite certaines adaptations au contexte particulier du Vietnam. Tout d’abord, si la relation entre firmes et individus au sein du district est décrite clairement dans l’article, elle n’apparaît pas de façon évidente dans la définition. Ensuite, la mondialisation exerce aujourd’hui une forte influence sur les districts, restructurant considérablement leur configuration. Ce point n’est pas mis en question dans l’approche becattinienne, le district italien étant présenté dans les années 90 comme une zone autosuffisante fermée. Enfin, nous considérons que le district doit être compris comme une forme organisationnelle impliquant des acteurs différents mais interdépendants.

Notes
7.

Bùi Văn Vượng et al. (1998), Làng nghề thủ công truyền thống Việt Nam[Les village de métier artisanal traditionnel au Vietnam]Nxb Văn hoá dân tộc, Hà Nội. p. 13.

8.

Mai Thế Hớn et al. (2003), Phát triển làng nghề truyền thống trong quá trình công nghiệp hóa, hiện đại hóa [Développer les villages de métier artisanal et traditionnel dans une époque d’industrialisation et de modernisation], Nxb Chính trị quốc gia, Hà Nội.

9.

Dương Bá Phượng (2001), Bảo tồn và phát triển các làng nghề trong quá trình công nghiệp hoá [Préserver et développer les villages de métier au cours du processus d’industrialisation], Nxb Khoa học xã hội, Hà Nội

10.

JICA : Japan International Cooperation Agency/Agence japonaise de coopération internationale, MARD : Ministry of Agriculture and Rural Development/Ministère vietnamien de l'Agriculture et du développement rural. JICA-MARD (2004).The Study on Artisan Craft Development Plan for Rural Industrialization in the Socialist Republic of Vietnam, Final Report, Vol. 1. Almec, Tokyo.

11.

TrẦn Minh Yến (2004). Làng nghề truyền thống trong quá trình công nghiệp hóa, hiện đại hóa. [Les villages de métier traditionnel dans l’industrialisation et la modernisation].Nxb Khoa học xã hội, Hà Nội.

12.

Becattini Giacomo (1992). « Le district marshallien: une notion socio-économique », in Georges Benko, Alain Lipietz (dir.). Les régions qui gagnent. Paris, PUF.