1.3 Le district industriel considéré comme une configuration structurée par des acteurs interdépendants : une voie d’approche éclairante pour les villages de métier ?

Retournons à la notion de configuration introduite précédemment : nous estimons qu’elle permet de dégager des pistes intéressantes pour l’étude du district industriel. En premier lieu, cette notion implique une stabilité très relative : les parties qui la composent sont en interaction permanente, ce qui peut entraîner un changement de nature du district, par effet d’accumulation. Pour mettre ce fait en évidence, il est nécessaire de procéder à une analyse diachronique. Ce type d’analyse nous semble convenir au cas du village de métier, parce que le développement de ce dernier a toujours une histoire assez longue (c’est pourquoi la langue vietnamienne recourt à l’appellation de « village de métier traditionnel »). Les analyses rétroactives nous permettent de comparer le stade actuel de développement avec le passé du village.

Deuxièmement, un autre point de la sociologie eliasienne nous paraît important. Elias, qui manie fréquemment la technique de la métaphore, utilise maintes fois la notion de « jeu » pour désigner les relations d’échange dans lesquelles les individus s’engagent. En entrant dans un « jeu », les joueurs forment une configuration. Dans Qu’est ce que la sociologie ? Elias propose plusieurs modèles allant de jeux simples à des jeux plus complexes. Selon lui, chaque joueur dispose d’un certain pouvoir par rapport aux autres, même lorsque sa position est bien inférieure à celle des autres. Arrivé à ce point, le joueur doit mobiliser toutes ses ressources potentielles afin de renforcer sa position et en même temps dévaluer celle des autres. Les liens de force, les tensions et les ressources des joueurs qui sont toujours changeants entraînent en conséquence le changement configurationnel. Nous rejoignons ici les analyses de Crozier et Friedberg (1977)13 sur les conditions d’émergence et le fonctionnement d’un système d’action concret. Au lieu du terme « joueur », ces auteurs utilisent le concept d’« acteur » pour démontrer que les individus ou les groupes, une fois engagés dans les relations sociales, développent leur propre stratégie pour atteindre leurs objectifs. Un système d’action concret est donc compris comme l’ensemble des stratégies qui structurent l’action des acteurs.

‘« Nous pouvons donc définir finalement un système d’action concret comme un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure, c'est-à-dire la stabilité de ses jeux et les rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent d’autre jeux. » (p. 286, italiques dans le texte)’

D’une façon générale, le terme « configuration » nous donne l’opportunité de prendre en compte l’angle diachronique ainsi que la relation d’interdépendance entre les acteurs lors de l’étude des districts industriels au Vietnam. Ce terme nous apparaît comme un instrument guidant les analyses des données empiriques, selon les termes de Jean-Claude Rabier14 :

‘« La configuration de production n’est donc pas un système, mais un instrument destiné à mettre en évidence les caractères essentiels du système. C’est une construction abstraite, réalisée à partir de données empiriques, qui une fois constituée, permet une lecture analytique du système et des changements qui l’affectent ». (p. 40)’

Dans les districts industriels (le village de métier dans notre cas), il existe non seulement une organisation industrielle qui désigne « la façon dont l’industrie est constituée en vue de son fonctionnement » (ibid. p. 217), mais également une organisation sociale et territoriale. Au-delà du milieu de production (constitué de firmes de toutes sortes), il faut prendre en compte les autorités locales, les associations et bien d’autres organisations ou institutions qui contribuent à structurer le développement des districts. Bagnasco et Trigilia (1998)15 ont montré à quel point les facteurs socio-économico-culturels influencent la formation et la transformation des industries italiennes :

‘« Parmi les facteurs qui les conditionnent, on doit par exemple inclure les différentes structures économiques et sociales originelles qui arrivent au rendez-vous du développement et qui influencent fortement et durablement les manières selon lesquelles l’économie prend forme et s’institutionnalise. On doit aussi considérer que l’on a affaire à des économies nationales liées entre elles selon des rapports complexes de coopération et conflit, qui donnent lieu à des configurations plus ou moins stables de la division internationale du travail. » (p. 16)’

Différents travaux dans la tradition sociologique ont montré que l’organisation est une solution à une situation contraignante, mais aussi un construit social formé par des acteurs (individuels ou collectifs) ayant chacun leur propre stratégie pour atteindre leurs objectifs (Crozier et Friedberg, 1977, préc.). En combinant les raisonnements précédemment mentionnés, nous utiliserons notre propre définition opérationnelle comme guide de la thèse : le village de métier est un district industriel, formé par des acteurs interconnectés (entreprises, ménages, institutions, pouvoirs publics ...) concentrés sur un territoire géographiquement et historiquement déterminé et impliqués dans la production d’un produit d’un type ou un autre. Ces acteurs interdépendants développent des relations internes mais aussi externes, dépassant la frontière géographique. L’ensemble constitue la configuration du district 16. L’enjeu majeur de cette définition est de mieux cibler le district industriel comme un objet de recherche sociologique. Notre concept associe les travaux pionniers de Becattini mais aussi l’approche de la sociologie des organisations. L’intérêt de notre proposition réside dans le fait qu’elle couvre presque tous les aspects pertinents des districts vietnamiens, y compris :

Notes
13.

Michel Crozieret Erhard Friedberg, L'acteur et le système. Paris, Seuil, 1977.

14.

RABIER Jean-Claude (1992). Changement technique et changement social: le cas de l’industrie textile. Thèse de Doctorat ès Lettres et Sciences Humaines. Université des sciences et techniques de Lille Flandres Artois.

15.

BAGNASCO Arnaldo et TRIGILIA Carlo (1988), La construction sociale du marché : Le défi de la troisième Italie, Éditions de l'École Normale Supérieure de Cachan, Cachan.

16.

Cette définition est présentée dans un article : Nguyen Quy Nghi (2008). « From Craft Villages to Clusters in Vietnam: Transition through Globalisation », in Asian Industrial Clusters. Global Competitiveness and New Policy Initiative. B. Ganne et Y. Leclerc (dir.). 2009. World Scientific Publishing. Singapour