2. L’agglomération industrielle : diverses formes organisationnelles

2.1 D’Alfred Marshall à Giacomo Becattini : l’évolution de la notion de district industriel 

L’étude du développement économique mondial montre que l’agglomération industrielle, dès sa naissance, a attiré l’attention du milieu scientifique. Marshall (1890)18 a décrit ce phénomène comme la préparation d’un modèle moderne de division du travail dans les entreprises ainsi qu’entre celles-ci. C’est lui qui a donné le jour à la notion de « district industriel » en se référant la concentration d’entreprises, d’artisans qualifiés dans un espace géographiquement limité. La notion de district industriel a fini par revêtir un caractère académique, mais Marshall l’a simplement utilisée pour décrire la concentration de certaines industries dans une aire donnée. Pour cet auteur, deux raisons principales causaient ce phénomène. Primo, les industries tendent à s’implanter dans des régions offrant de bonnes « conditions physiques », « des avantages naturels » tels que la proximité de mines, un accès facile par les moyens de transport… Secundo, le développement de la concentration industrielle va de pair avec la « protection des cours ». La concentration de riches personnages entraîne la concentration d’artisans qualifiés aptes à satisfaire leurs besoins en biens de haute qualité. Dans ses Principes d’économie politique, Marshall a défini le district industriel par trois aspects : des employés spécialisés, des industries complémentaires et un échange permanent de l’information/connaissance. La formation et l’échange de l’information et de la connaissance étaient transmis et se déroulaient d’une manière très naturelle car tous vivaient dans une « atmosphère industrielle ».

‘Car presque toutes les connaissances importantes ont de profondes racines s'étendant jusqu'aux époques lointaines du passé ; et ces racines étaient si largement répandues partout, si capables de donner des pousses vigoureuses, qu'il n'y a peut-être pas de partie du vieux monde où n'auraient pu depuis longtemps fleurir beaucoup de belles industries très perfectionnées, si leur développement avait été favorisé par le caractère de la population, et par ses institutions sociales et politiques. Tel ou tel accident peut avoir déterminé le succès d'une industrie particulière dans telle ou telle ville ; le caractère industriel d'un pays tout entier peut aussi avoir été grandement influencé par la richesse de son sol ou de ses mines, ou par les facilités commerciales qu'il présente. De semblables avantages naturels peuvent eux-mêmes avoir stimulé les qualités de libre initiative et de libre activité ; mais c'est l'existence de ces qualités, de quelque façon qu'elles soient nées, qui est la condition suprême du développement des formes supérieures de l'art de la vie. (p. 118 -119)’

Les travaux de Marshall ont joué un rôle très important dans l’épanouissement des études sur le district et/ou les clusters. Avant de parler de l’émergence de l’expression district industriel, il convient d’évoquer brièvement les principes de l’organisation de la production de cette époque aux années 1980. Après l’interruption de la deuxième guerre mondiale, l’économie mondiale a repris sous la dominance du mode de production de masse. Conçue par Henry Ford et appliquée dans un premier temps à ses usines, la production de masse est devenue la philosophie dominante dans le monde. Typiquement basée sur une division du travail technique organisée selon les lignes directrices tayloristes, elle utilise des employés non qualifiés qui fabriquent en masse les biens de consommation. La production est organisée selon le principe qu’elle doit être ininterrompue pour assurer les économies d'échelle. Idéalement, le fordisme inclut un contrôle systémique par la même firme de toutes les étapes d'accumulation, de la production des matières premières au marketing (Jessop, 1992)19. Le fordisme était alors considéré comme le mode optimal d’organisation de la production.

Le malaise social à la fin des années 1960 et les crises de l’énergie en 1973 et 1979 ont constitué des difficultés majeures pour les grandes firmes, remettant en cause la philosophie de la production de masse. Le marché domestique des biens de consommation était saturé, obligeant les firmes à redéfinir leur production et leur stratégie de développement, les deux réponses immédiates étant la conglomération et la multinationalisation (Piore et Sabel, 1984)20. Cependant, entre les années 1970 et 1980, des systèmes productifs composés de petites entreprises se sont avérés mieux résister à la crise que les grandes firmes. Ces nouveaux modèles se sont développés aux Etats Unis et en Europe, et le miracle de la « Troisième Italie », en particulier, a été révélé par la recherche d’Arnaldo Bagnasco (1977)21. Ces exemples démontraient l’existence d’un autre mode de production fonctionnant selon un principe complètement renversé, co-existant avec le mode de production de masse. L’organisation industrielle de la Troisième Italie se caractérise par une forte présence de PME ayant une faible capacité de capital et une main-d’œuvre moins chère par rapport aux régions plus industrialisées d’Italie. La production de cette zone s’oriente vers des industries dites traditionnelles comme l’habillement, la chaussure, le cuir… Au contraire du principe d’intégration verticale, les PME ne participent qu’à certaines phases de production. Cela entraîne l’introduction du couple coopération/compétition, un des caractères les plus spécifiques de ces districts industriels.

Parmi de nombreux travaux portant sur le développement des districts italiens, ceux de Becattini méritent une attention particulière, car grâce à lui, l’expression district industriel est enfin conçue comme une notion opérationnelle dans les différentes disciplines : économie, géographie, sociologie… Pour Becattini, l’unité d’analyse n’est pas une entreprise mais le « district » dans sa totalité, avec ses firmes interconnectées (Brusco S., 1990)22. Le district est « une entité socio-territoriale caractérisée par la présence active d’une communauté de personnes et d’une population d’entreprises dans un espace géographique et historique donné » (Becattini, 1992)23. Selon cette définition, il faut prendre en considération deux éléments : la communauté locale et celle de l’entreprise. La communauté locale maintient un système de valeurs et de croyances relativement homogène, s’incarnant dans les comportements individuels au travail ou dans la famille… En outre, il existe des institutions dont le but est de produire et reproduire ces valeurs locales. Un autre élément constitutif du district industriel est le nombre important de PME opérant autour d’un produit ou un type de produit.

Notes
18.

 MARSHALL Alfred (1890, traduction française 1906). Principes d’économie politique. Livre IV. Collection: Les classiques des sciences sociales. www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

19.

JESSOP, Bob (1992). “Fordism and Post-Fordism: a Critical Reformulation” in Michael Storper et Allen Scott (ed.), Pathways to Industrialisation and Regional Development. London. Routledge. p. 46–69.

20.

PIORE, Michael J., SABEL, Charles F. (1984). The Second Industrial Divide: Possibilities for Prosperity. New York. Basic Book. (Traduction française, 1989. Les chemins de la prospérité. De la production de masse à la spécialisation souple, Paris, Hachette)

21.

Bagnasco Arnaldo (1977), Tre Italia. La problematica territoriale dello sviluppo italiano, cité dans DAUMAS Jean-Claude (2006), District industriels: le concept et l’histoire, Papier présenté lors du XIV international Economic History Congress, Helsinki.

22.

BRUSCO S. (1990). "The idea of the industrial district: its genesis" ; in BECATTINI G., PIKE F. et SENGENBERGER G., 1990, Eds. : Industrial districts and inter-firm cooperation in Italy, Geneva, International Institute for Labour Studies

23.

BECATTINI G. (1992). « Le district marshallien : une notion socio-économique » in Benko G., Lipietz A., Les régions qui gagnent, Paris, PUF, 35–55.