2.2 L’artisanat pendant la colonisation française (1862–1945)

Le capitalisme occidental s’est introduit au Vietnam au XVIIe siècle mais son influence sur le développement des industries artisanales est restée au début modeste. Seul un petit nombre de marchandises étaient destinées à la consommation des nobles. Les commerçants étrangers ne s’intéressaient qu'aux produits agricoles de haute valeur, comme le bois d'aigle et les nids de salangane, et à certains produits artisanaux comme le sucre et le fil de soie. Dans son étude sur l'économie du Vietnam, Dumontier affirme que pendant la colonisation française le pays avait presque tous les métiers artisanaux107 mais que de nombreux produits étaient fabriqués par des machines dans des ateliers de production de type capitaliste dirigés par des français. Cette nouvelle production a empêché le développement des industries artisanales qui ne pouvaient pas faire face à la concurrence compte tenu de la bonne qualité et des bas prix des produits français.

Les industries artisanales ont malgré tout trouvé leur juste chemin. Elles se sont développées sous tous les aspects, tant en nombre d’artisans qu'en nombre d’ateliers et en valeur des marchandises. De façon stratégique, les activités de production se sont délibérément concentrées dans les domaines où la production mécanique ne pouvait satisfaire des besoins bien précis des clients.

Le paysage des industries artisanales sous la colonisation française était donc marqué par la coexistence d’une production mécanique (entraînant le déclin des métiers concernés) et par une production artisanale d’une grande souplesse. La vannerie, des métiers du bois, la céramique ont trouvé leur place et ont affiché une bonne croissance. Leurs produits étaient simples mais exigeaient beaucoup de travail. Ils convenaient au revenu de la majorité des vietnamiens, les prix étant beaucoup moins élevés que celui des beaux produits fabriqués par les machines. Et comme les besoins de la société étaient devenus plus variés, de nouveaux métiers sont nés et ont prospéré. S’ils ne répondaient qu'aux besoins des habitants des chefs-lieux et des villes, ils ont contribué tout de même à la croissance de la production artisanale.

Sur le plan politique, les Français ont organisé des séminaires, des expositions, des cérémonies de remise de récompenses ou de médailles sous le prétexte d’une « consolidation technologique ». Leur but ultime était cependant d'inciter les artisans à produire davantage et à produire pour l’effort de guerre. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la France a fondé le C onseil de la production industrielle et les Comités locaux de l’artisanat dans le but de contrôler et gérer la production artisanale des localités. À la fin de la guerre, le capitalisme français continuait à investir dans la production au Vietnam, ce qui a mis fin à la vie de bien des métiers artisanaux, peu de métiers ont survécu (fabrication de chapeaux coniques ou de manteaux de palme, la céramique...). Avec l'arrivée de produits importés, les secteurs de la céramique et de la porcelaine ont réduit la production nationale, consistant en objets de qualité inférieure souvent achetés par des pauvres.

Tableau 1.1 Nombre d’artisans au Vietnam de 1939 à 1943
Région 1939 1941 1943
Nord 95 670 120 800 171 500
Centre 12 652 36 800 45 300
Sud 19 034 60 200 60 600
TOTAL 127 356 217 800 277 400

Source : Bulletin économique de l’Indochine, 1939, 1941 et 1943

Le nombre d’artisans n'a pourtant pas cessé d'augmenter durant cette période et la valeur de leurs produits s'est aussi accrue. En 1941, la valeur de la production artisanale était estimée à 42,94 millions de USD et elle est passée à 45,38 millions de USD en 1943.

Les analyses montrent que les métiers artisanaux se sont surtout développés dans les plaines du Nord. Les statistiques de cette époque donnent cependant des résultats assez divergents sur la situation des artisans. Selon les enquêtes générales sur les métiers artisanaux (BEI 1943), le les artisans représentaient 12,5 % de la population. Et ce pourcentage était très différent d'une région à l'autre : on ne trouvait presque aucun artisan dans les Hauts plateaux de la région de Tay Nguyen (au Centre) alors que 19 % de la population du Nord exerçaient des métiers artisanaux. La moitié des habitants de la province de Ha Dong (située au Nord dans le Delta du fleuve Rouge) était artisans. Se basant sur des données détaillées, Gourou (1936) estimait que les artisans représentaient 7 à 8 % de la population active au Nord. Lotzer (1941)108comptait environ 400 000 familles au Nord du Vietnam, soit 2 millions d'habitants, vivant de la production artisanale.

Concernant la répartition et la couverture des métiers, Nam Dinh, Thai Binh et Ha Dong en particulier étaient les provinces du Nord où les métiers artisanaux se développaient le plus. Le textile se trouvait au premier rang des métiers, suivi par la vannerie. Outre le centre d’industries artisanales du Ha Dong, il faut citer les provinces de Son Tay, Ha Nam, Nam Dinh, Thai Binh, Bac Ninh, Hung Yen, Vinh Phuc... dont le pourcentage d’artisans était relativement important, supérieur à 10 % (Phan Gia Ben, 1957 ; p. 58–61). Vers 1935, les groupes de métiers dans le Tonkin pouvaient être classés par ordre décroissant – en fonction du nombre d’artisans – selon le tableau 1.2.

Tableau 1.2 Métiers et nombre d’artisans
Métier Nombre d’artisans
Textile 54 200
Traitement des aliments 54 000
Vannerie 41 000
Menuiserie 31 200
Fabrication de briques, maçonnerie 14 200
Papeterie, fabrication de papier votif 9 300
Sidérurgie 7 600
Fabrication d'outils de travail agricoles 2 900
Céramique 1 500
Total 215 900

Source : Gourou (1936)

Les politiques de l'État exercent toujours, dans toutes les sociétés, une influence importante sur le développement des métiers artisanaux. La présence des Français au Vietnam a jeté les bases de la production capitaliste mécanisée. Le principal problème était celui du marché. Le but majeur de la France colonialiste était d'exploiter au mieux les ressources naturelles des colonies et d'en exporter les matières premières brutes, ce qui a indirectement accéléré les activités artisanales. Parmi les métiers favorisés par la nouvelle conjoncture économique, le commerce du riz et la fabrication de la soie – visés par les politiques d'encouragement des Français – occupaient une place considérable (Vu Huy Phuc 1996). Le commerce du riz a entraîné l’essor du moulinage, combinant machines et travail artisanal.

La fabrication de la soie était aussi soutenue dans le but de répondre aux besoins en matières premières brutes de la France métropolitaine, particulièrement à Lyon, le centre de la soie. Ce métier était répertorié comme une activité artisanale à forte rentabilité. En 1886, la valeur des transactions sur les fils de soie s'est élevée à environ 25 millions de francs (Vu Huy Phuc 1996). L'élevage des vers à soie était perçu comme ayant de belle perspectives car il était omniprésent sur tout le territoire, des plaines aux régions montagneuses, du Nord au Sud : ils étaient par exemple implantés dans les provinces de Nam Dinh, Thai Binh, Ha Dong, Hung Yen, Son Tay (Delta du Fleuve Rouge, au Nord), de Bac Giang (Région du Nord Est), Phu Yen, Binh Dinh (sur la côte, au Centre) et dans d'autres provinces du delta du Mékong (au Sud).

D'autres métiers se sont développés à cette époque en fonction des conditions socio-économiques des provinces. Les métiers de conception et de fabrication des armes au service ont prospéré en raison de la guerre menée contre les Français. La construction de plusieurs ports fluviaux a favorisé les échanges commerciaux. La fabrication de briques a elle-aussi prospéré ; elle se concentrait surtout dans le Sud : à Saïgon, dans le quartier chinois de Cho Lon, dans les villes de Chau Doc, Tay Ninh... Les briquetiers étaient rémunérés chaque mois en fonction de la quantité du travail accompli (i.e. selon la quantité de briques avant et après la mise au four). Et un centre du textile a pris forme dans le village de La Khe, dans le Ha Dong, où une centaine de familles tissaient déjà la soie en 1886 ; chaque famille employait en moyenne 100 travailleurs.

Les chercheurs sont partagés (Phan Gia Ben, ibid.) concernant l’influence française sur le développement des métiers artisanaux au Vietnam. Pourtant nombreux sont ceux qui pensent que la présence française, et les mesures politiques françaises109, ont apporté des changements importants dans la production artisanale du pays : des métiers ont été importés ou créés tandis que d'autres ont stagné ou disparu.

Le nombre d’artisans s'est accru considérablement, passant de 127 356 en 1939110 à 277 400 en 1941111. Le marché des produits artisanaux s’est également élargi avec l’apparition de nouveaux centres urbains. La densité importante de la population dans les grandes villes a entraîné une demande en forte croissance de ces produits. Pour la fin de la période 1897–1918, Vu Huy Phuc (1996) a recensé 102 groupes de métiers artisanaux dont112 :

  • 43 métiers utilisant des techniques traditionnelles,
  • 42 métiers utilisant des techniques importées de l'étranger,
  • 16 métiers combinant des techniques traditionnelles et étrangères,
  • 1 métier n'appartenant à aucune catégorie.
Notes
107.

Dumoutier G. (1908), Essai sur les tonkinois, Hanoï.

108.

LOTZER et Wormser. La surpopulation du Tonkin et du Nord Annam. Ses rapports avec la colonisation de la péninsule indochinoise. Hanoï, 1941, 133 p.

109.

Nous reviendrons sur cette question dans les parties suivantes.

110.

BEI 1939, F.I., 14

111.

BEI 1943, F.I, 61

112.

Pour des informations complémentaires et la liste des métiers,voir : Vu Huy Phuc (1996), La production artisanale au Vietnam (1858-1945). Editions des Sciences Sociales, Hanoï.