3. Période de la collectivisation (1959–1986)

La période des coopératives est assez particulière dans l'histoire du Vietnam. Les artisans étaient encouragés à devenir membres des coopératives artisanales pour que ce secteur soit consolidé et renforcé tout en suivant l'orientation socialiste. Développer des coopératives figurait parmi les politiques majeures déterminées le Parti Communiste du Vietnam (PCV) en vue de l'édification du socialisme dans le Nord-Vietnam (République démocratique du Viêt Nam) après sa libération. Les coopératives jouaient un rôle extrêmement important dans l’édification du socialisme. Dans son œuvre, Lénine déclarait : « …le pouvoir d'État étant exercé par la classe ouvrière, et l'État détenant tous les moyens de production, il ne nous reste effectivement qu'à grouper la population dans des coopératives. Lorsque la population est groupée au maximum dans les coopératives, le socialisme se réalise de lui-même… » 113.

Au Vietnam la coopérative fut appliquée dans l'agriculture avant d’être étendue à de nombreux autres domaines. L'ordonnance 190-CT/TW du 29 février 1960 décidant de la création du Comité d'encouragement des coopératives artisanales au niveau central et local constitue la première action de ce mouvement. Peu après, le 19 mars 1960, le secrétariat du PCV promulguait la résolution 107-NQ/TW portant création du Comité central d'encouragement des coopératives artisanales. À la fin de l'année 1959, on a enregistré la participation de plus de 70 % des artisans dans les coopératives. Des doutes ont pourtant été exprimés : cette activité avait-elle reçu une attention adéquate et suffisante ? Des Comités d'encouragement des coopératives artisanales ont alors été créés au niveau des localités pour multiplier les actions concrètes et achever ce travail vers la fin de l’année 1960114. Il s'agissait d'une organisation au caractère provisoire qui était chargée de :

Les documents sur cette période des coopératives sont actuellement peu nombreux mais nous pouvons affirmer que les coopératives artisanales ont reçu une attention particulière du PCV. Ce dernier a publié très rapidement, entre 1960 et 1961115, un nombre important de résolutions, d'ordonnances, de circulaires sur les coopératives artisanales. Les mesures encourageant les vietnamiens à devenir coopérateurs ont donné des résultats. Le nombre de coopérateurs dans les associations de coopératives s’élevait à 200 000 en 1959 (il est à noter que ces associations étaient plus grandes que les coopératives et comprenaient les groupes de travailleurs échangeables116, une unité de production plus légère que les coopératives) ; plus de 3 000 coopératives ont été créées, regroupant près de 85 000 coopérateurs ; certains chefs-lieux ont achevé la construction des coopératives en une ou deux années (Association des coopératives au Vietnam, 2005). Les chiffres des années 1957 à 1959 montrent une augmentation du nombre de coopératives nouvellement créées et de coopérateurs artisans. À la fin de l’année 1957, on comptait dans tout le Nord-Vietnam 43 000 travailleurs et plus de 15 000 coopératives117.

Nghiem Phu Ninh (1996) a relevé trois orientations du développement de l'artisanat pendant cette période. La première résulte du regroupement des artisans indépendants par le biais des coopératives. La seconde – la voie du socialisme – découle de la conversion des entreprises privées capitalistes en entreprises mixtes avec participation de l'État, ces entreprises étant ensuite équipées et progressivement transformées en entreprises publiques. Troisième point, le nombre des ateliers artisanaux a augmenté quand les entreprises industrielles publiques ont construit de nouveaux ateliers. L'activité principale de cette période était la réorganisation de la production et le renforcement des deux secteurs économiques public et privé.

Les statistiques montrent que si le nombre d’artisans a continué à augmenter de 1976 à 1984, la participation aux coopératives s'est affaiblie à partir de la moitié des années 1970. Nous aborderons les raisons majeures pour lesquelles les artisans ne tenaient pas aux coopératives dans la partie suivante. Les données du tableau ci-dessous montrent une baisse du nombre des artisans dans les coopératives de 16,7 %, passant de 56 % en 1976 à 39,3 % en 1984. Dans un contexte où la construction des coopératives était une orientation politique majeure, les artisans préféraient pourtant cumuler les avantages : être à la fois membres des coopératives et travailler en heures supplémentaires chez eux pour améliorer le revenu de leurs familles. Ceci explique pourquoi le nombre d’artisans-petits commerçants n'a cessé d'augmenter de 1976 à 1989 (passant de 26,9 % à 46,9 %). Leur nombre s'est réduit par rapport à celui des artisans en 1980 et en 1984, mais les artisans-petits commerçants occupaient encore une place importante avec 42,2 % (1980) et 38,1 % (1984). Pour conclure, il existait deux groupes d'artisans : ceux qui étaient membres des coopératives et ceux qui étaient artisans-petits commerçants. Les membres des groupes coopératifs et les artisans indépendants étaient peu nombreux. Le pourcentage des artisans indépendants a diminué jusqu’à atteindre à 7,6 %, la plupart des autres artisans étant devenus membres d'une organisation de production quelconque (coopératives, groupes coopératifs).

Tableau 1.3 Nombre de travailleurs dans la petite production industrielle et dans l'artisanat de 1976 à 1984
  1976 1977 1978 1979 1980 1984
TOTAL (nombre de personnes) 513 019 674 689 888 842 961 960 932 748 1 656 680
%            
Coopérateurs 56,0 32,6 39,6 37,2 38,1 39,3
Membres de groupes coopératifs 5,3 6,6 4,6 3,4 6,2 15,0
Artisans indépendants 11,9 21,0 16,8 12,6 13,5 7,6
Artisans-petits commerçants 118 26,9 39,8 39,0 46,9 42,2 38,1

Source : Données modifiées de Nghiem Phu Ninh (1996). Le pourcentage est calculé par l’auteur.

Le nombre des coopératifs et groupes coopératifs prouve que le nombre de coopératives artisanales s'est réduit dans un premier temps, passant de 3 747 en 1976 à 3 010 en 1980 avant de s’élever à 4 694 en 1984. La politique de regroupement des coopératives de petite taille pour former des coopératives de taille plus importante explique cette baisse. Le nombre de groupes coopératifs (aussi regroupés pour former des coopératives) a suivi la même tendance : il a baissé de façon notable pendant la période 1976–1980. Le nombre des coopératives mixtes a augmenté entre de 1976 à 1978 il mais a diminué par la suite.

Tableau 1.4 Nombre d'établissements de petite production industrielle et de production artisanale de 1976 à 1984
  1976 1977 1978 1979 1980 1984
Coopératives 3 747 3 529 3 471 3 402 3 010 4 694
Groupes coopératifs 4 956 1 255 1 403 1 782 2 103 8 615
Coopératives mixtes 119 134 18 255 22 180 14 800 13 482 13 250

Une question se pose : pourquoi une telle attention a-t-elle été accordée à la production artisanale pendant la période des coopératives ? Tout d’abord, comme nous l'avons mentionné, les coopératives constituaient la condition sine qua non pour les pays souhaitant devenir socialistes. La transformation en coopératives était en outre favorisée au début des années 1960, et l’action renforcée dans l'artisanat est facile à expliquer car les artisans représentaient 3,4 % de la population. Selon certaines analyses, (Le Thanh Nghi, 1960 référence ?), l'artisanat jouait plusieurs rôles essentiels. En premier lieu, il constituait un secteur important, complémentaire de l'industrie. Les politiques du Vietnam de cette époque visaient le développement des industries lourdes mais il fallait construire simultanément des entreprises modernes, de taille conséquente, dans chaque localité, si on désirait réaliser avec succès la modernisation. En partant de cette contrainte, le rôle des industries artisanales, loin de se limiter à la mission de répondre aux besoins des habitants, a été de fournir des matières premières à la production industrielle. Et en retour, le développement des industries lourdes a contribué à l'amélioration des techniques et technologies appliquées dans la production artisanale. En deuxième lieu, la croissance de l’artisanat permettait de répondre à la demande d’outils de travail agricoles et contribuait dans une certaine mesure à améliorer les valeurs d'exportation. Enfin, concernant l'aspect social, développer la production artisanale a permis de résoudre le problème du chômage dans les zones rurales.

L'histoire atteste qu’en dépit d’une attention soutenue du gouvernement, le mouvement des coopératives ne semblait réussir que sur le plan quantitatif, au regard du nombre de petites et grandes coopératives créées. Si près de 95 % des habitants de la campagne du Nord-Vietnam étaient coopérateurs pendant l’âge d'or des coopératives, le nombre de coopératives a diminué continuellement pour atteindre 12 000 en 1980120. Et sur le plan de l'efficacité, le modèle des coopératives n'a pas réussi à améliorer de façon significative la productivité et la qualité des produits.

Kerkvliet (2000) 121 pense que cette situation était due non seulement aux politiques centrales mais aussi à l'hostilité des habitants (une hostilité se manifestant de façon discrète sous diverses formes). L'argument majeur de l'auteur est que les mesures encourageant ou sanctionnant les travailleurs n'existaient guère dans le modèle des coopératives, que les personnes assurant les mêmes tâches étaient notées (la note servant de base au calcul de la rémunération) de la même façon sans qu’il soit tenu compte de la qualité de leur travail. Et la non transparence dans la notation ajoutait parfois à l’arbitraire quand la personne chargée de la notation augmentait ou diminuait la note des coopérateurs. L’attribution de produits aux coopérateurs au moment des récoltes ne dépendait pas non plus du travail fourni. Le nom de certaines personnes qui ne travaillaient pas figurait sur la liste de paiement des autorités locales. Cette liste grandissait avec le temps, ce qui a mené à une réalité paradoxale : des personnes n'ayant pas participé à la production étaient mieux rémunérés que d'autres qui travaillaient.

Kerkvliet met aussi en cause la politique de gestion des biens publics des coopératives122 : personne n’étant responsable, le bétail (buffles et bœufs) affamé s’est affaibli, les outils abîmés n'ont pas été réparés. Enfin la détérioration des conditions de vie des habitants les a arrachés aux coopératives. Bien que les données statistiques montrent que la vie des habitants s'était améliorée par rapport aux années 1930 à 1940, la productivité du riz restait faible : 257 kg par habitant en 1970, 247 kg en 1976 et 215 kg en 1980 (ibid. p. 313). Le dernier reproche de Kerkvliet porte sur « la formule de production coopérative qui a cassé les familles, les grandes familles étant des unités de la société et de la production » (ibid. p. 315).

Les réactions diverses exprimées par les coopérateurs ont montré qu'ils ne s'intéressaient plus aux coopératives. 3,5 % à 18 % d’entre eux, selon les estimations, ont voulu les quitter dès le début des années 60. Les Vietnamiens ont cherché des moyens pour limiter le temps passé dans les coopératives tout en obtenant les meilleures notes possibles. Ce comportement (bien qu'il ne s’agisse pas d’une réaction publique) peut être considéré comme l'une des façons de s'opposer aux politiques de l'État. Six provinces ont en sous-main autorisé des formules de « travail à forfait » selon lesquelles les familles remettaient aux coopératives une partie déterminée de leurs produits artisanaux et recevaient en échange les produits agricoles restants123.

Notes
113.

LÉNINE V. I. O., 1923, De la coopération, via l’Internet: Parti communiste du Vietnam ; http://www.cpv.org.vn (en vietnamien). Lénine, « De la coopération », 4 janvier 1923, Œuvres, tome 33, Editions sociales, Paris 1977.pp. 480-481.

114.

Parti communiste du Vietnam (2002), Document intégral du PCV, Editions politiques nationales, p. 154–157.

115.

5 documents du PCV ont été publiés pendant ces deux années, précisant les mesures en vue de l’amélioration de l'organisation des coopératives et les solutions pour accélérer la formation des coopératives dans l'artisanat. Pour des informations détaillées, voir : Association des coopératives au Vietnam (2005), Le PCV et le mouvement des coopératives, Editions politiques nationales, Hanoï, tome 1.

116.

Les groupes de travailleurs échangeables (un type d'échange d'équipes de travail) regroupaient 3 à 5 familles qui s'entraidaient dans les activités de production : par exemple, une famille aidait deux autres familles à réaliser un certain travail dans le processus de production, puis ces dernières aidaient la première famille dans un autre travail. Les groupes de travailleurs échangeables pouvaient se former en fonction d’un travail déterminé ou durer toute l'année. Cette forme d'entraide a été peu à peu remplacée par les coopératives pour mieux organiser les activités de production des agriculteurs et travailleurs. Voir : Association des coopératives au Vietnam (préc. p. 82-94) pour des informations complémentaires.

117.

Ordonnance 81-CT/TW du 14 mai 1958 du Secrétariat du PCV figurant dans l’Association des coopératives au Vietnam (préc. p. 102-118)

118.

Ils sont membres des coopératives et exercent parallèlement des activités commerciales.

119.

Coopératives ayant à la fois des activités de production et de commerce.

120.

Il est à souligner que la diminution du nombre des coopératives ne signifie pas l'affaiblissement du mouvement. Au début, de nombreuses coopératives de petite taille (niveau inférieur) ont été créées ; elles ontensuite étéregroupées pour former des coopératives de taille importante tant sur le plan humain que sous l'aspect des équipements de travail. KERKVLIET B. J. T. (2000).

121.

Kerkvliet, Benedict J. Tria, 2000. “Governing Agricultural land in Vietnam: an Overview”, An overview paper written for ACIAR Project ANRE 1/97/92 “Impacts of Alternative Policy Options on the Agricultural Sector in Vietnam”, Research School of Pacific and Asian Studies, The Australian National University, November 2000.

122.

Les moyens de travail des familles (le bétail, la terre...) sont devenus des biens publics au moment de leur inscription dans des coopératives.

123.

Certains responsables de ces provinces ont par la suite été punis par le PCV pour ne pas avoir respecté les orientations communes visant l’achèvement de l'édification des coopératives et le renforcement de leur développement. Kerkvliet (2000, p. 319–320)