2.1 Durant le règne des Nguyen (1802–1945)

2.1.1 La gestion des artisans dans les ateliers publics (công tượng)

[La gestion des artisans dans les ateliers publics (công tượng)150]

Avant 1802, il existait des ateliers publics, implantés pour satisfaire les besoins du développement économique et ceux de la Cour. Sous le règne des Nguyen, ces ateliers publics ont été restructurés, sur le plan de l’organisation et de la taille. Les activités artisanales étaient considérées comme « étant un secteur économique de taille et bien organisé qui contribuait à la reconstruction du pays après des guerres dévastatrices de la fin du XVIIIe siècle »151. Les grands ateliers furent donc placés sous le contrôle de l’État et plus précisément sous celui du Trésor (organe chargé de la gestion de la trésorerie nationale). En 1829, ce travail de contrôle fut confié au ministère de l’Industrie artisanale, chargé de la création et de la gestion des ateliers publics (les unités de production artisanale) ; les missions de ces ateliers étaient de fabriquer des produits pour la Cour et de participer à la construction des forteresses, des palais royaux, des édifices publics, des temples, des navires, à la production des armes, au moulage des pièces d’argent152. Les ateliers publics étaient également surveillés par d’autres organes, et par le roi. Toute activité ayant lien avec un atelier était rapportée à l’organe de contrôle suprême ; de nombreux auteurs pensent que c’est la raison de l’amélioration de l’organisation de la gestion artisanale par rapport aux règnes précédents.

Pour mieux contrôler et mobiliser les artisans, le gouvernement Nguyen a procédé à une classification des artisans dans chaque localité. Cette classification par type d’activité permettait une surveillance plus stricte des artisans et une réquisition rapide des ressources humaines adéquates pour exécuter les commandes de la Cour.

Le recrutement des ouvriers est particulièrement révélateur du contrôle exercé sur les artisans, plus strict sous la dynastie des Nguyen que sous les dynasties précédentes (Bui Thi Tan et Vu Huy Phuc, 1997). Le ministère de l’Industrie artisanale était responsable de la recherche et du recrutement des artisans nécessaires pour la réalisation de travaux déterminés. Pour être recrutés, les artisans devaient remplir des « critères technique et de santé » (Bui Thi Tan et Vu Huy Phuc, 1997). Dans chaque localité, l’État limitait le nombre d’artisans pour chaque catégorie. Si un type d’artisan faisait défaut dans une localité, la Cour autorisait le recrutement d’une personne extérieure à cette localité ; cette personne était exemptée du service militaire et des autres services rendus à la Nation153. Ce recrutement était soumis à procédure et donnait lieu à une autorisation officielle, délivrée par les autorités publiques compétentes. Les enfants d’artisans avaient l’obligation de s’inscrire dans un atelier public quand ils atteignaient l’âge réglementaire sous peine de sanctions. Cette inscription obligatoire visait à créer la future force de production. Tous les actes des ouvriers et artisans devaient respecter la règlementation royale (Bui Thi Tan et Vu Huy Phuc, 1997).

Les artisans étaient recrutés selon trois voies : (i) par une procédure obligatoire appliquée aux localités ; (ii) par libre consentement et (iii) par contrats temporaires.

Le recrutement obligatoire avait lieu en décembre et les artisans recrutés étaient ensuite répartis dans les localités. Grâce à une décision politique prise en 1826 par le roi Minh-Mang(Minh Mênh), les artisans en exercice qui voulaient se présenter au concours de recrutement, recevaient des provisions alimentaires, ce qui leur permettait se rendre sur le lieu de concours, dans la Capitale.

Le recours à des contrats temporaires dépendait de conditions spécifiques : par exemple, quand le ministère de l’Industrie artisanale était surchargé, il pouvait autoriser les autorités locales à passer des contrats temporaires avec les artisans pour assurer le rythme d’avancement des travaux. Lorsque le délai de réalisation des travaux était court, la mobilisation de la main d’œuvre, prenant un caractère contraignant, concernait plusieurs catégories de la population. Dans certains cas, l’État fournissait les matières premières et les outils aux artisans qu’il payait en fonction des produits fabriqués.

La politique de recrutement des Nguyen s’avérait efficace : elle permettait d’éviter la pénurie de main d’œuvre ou de la résoudre dans les meilleurs délais. L’action des autorités publiques induisait la flexibilité de la mobilisation et de l’emploi des artisans.

La réglementation du contrôle interne des artisans était également très rigoureuse. Chaque artisan travaillant dans un atelier public portait une carte pour le distinguer des artisans extérieurs. Les ateliers étaient dirigés par des chefs d’équipe, artisans qualifiés nommés et rémunérés suivant un régime spécifique. Selon leur mode de recrutement (obligatoire, libre ou temporaire), les artisans entraient dans des catégories différentes. Leur rémunération dépendait de la durée de travail, de la nature du travail et de leur niveau de qualification. La rémunération était mensuelle (pour les contrats de longue durée) ou journalière pour des travaux de courte durée. En général, les salaires étaient bas et suffisaient à peine à payer les repas quotidiens. Il était difficile pour les artisans de faire des économies, surtout pour certains d’entre eux : les artisans assumant des travaux nécessitant peu d’efforts physiques étaient beaucoup moins bien payés que les autres.

Critiquant les politiques d’emploi des artisans imposées par les Nguyen, Bui Thi Tan et Vu Huy Phuc estiment qu’une faible rémunération et une mobilisation forcée de la main d’œuvre ont contribué à démotiver les artisans.

‘« La plupart des artisans travaillant dans les ateliers publics ne pouvaient que financer leurs repas, ils ne pouvaient pas faire des économies. Ils y étaient rassemblés de manière contraignante, donc ils n’étaient pas motivés par le travail, ils ne prenaient pas d’initiatives mais exécutaient des ordres en attendant la date de leur retour dans leur village. » (préc. p. 30)’

Comme nous l’avons précédemment souligné, les politiques de mobilisation forcée et de contrôle dans les ateliers publics montrent un sens de l’organisation et de la cohérence qui faisait défaut aux monarques des dynasties antérieures. Elles ne visaient pourtant pas la réalisation d’un plein potentiel par les artisans : leur objectif exclusif était de répondre aux besoins de la Cour. La militarisation du contrôle contribuait à empêcher les artisans de prendre des initiatives et la production ne s’améliorait ni quantitativement ni qualitativement.

La reconstruction du pays – après les dévastations causées par les guerres – exigeait une grande quantité de produits. Pour atteindre cet objectif, les Nguyen ont imposé des indices pour chaque catégorie de produits (quantité, délai, nombre d’artisans mobilisés, coûts…). Néanmoins, malgré une forte mobilisation de la main d’œuvre artisanale, la Cour devait importer des produits de Chine pour subvenir à ses propres besoins. La concentration du pouvoir entre les mains du roi « a fait de la Cour une famille autosuffisante »154 qui réalisait des investissements épars et peu rentables et privilégiait la satisfaction de besoins égocentriques – et imposant des règles sévères pour y parvenir.

Les artisans ont su jouer sur cette stricte réglementation. En effet, la précision des étapes de production et des tâches allouées aux travailleurs était telle que les artisans ne pensaient qu’à accomplir la tâche partielle qui leur était confiée et ne prenaient pas d’initiatives. Et pendant leur période de travail obligatoire au sein des ateliers publics (comparable à la conscription militaire), les artisans s’arrangeaient pour travailler sans se presser, en attendant la date de leur départ. Les artisans contournaient ainsi les règles d’organisation à leur profit : dans le langage de l’approche de l’analyse stratégique, les subordonnés se sont donné certains pouvoirs dans les relations avec leurs supérieurs hiérarchiques155.

Notes
150.

Sous la période féodale, les artisans et les ouvriers étaient regroupés dans les ateliers de production de l’État (cf. BUI Thi Tan et VU Huy Phuc, ibid.. p. 143). Le regroupement de ces travailleurs est apparu assez tôt dans l’histoire du Vietnam : institué sous la dynastie des Lê antérieurs (980–1009) il s’est intensifié sous les dynasties Lê (1428–1789) et Nguyen. Les artisans venaient de différentes localités. Ils étaient forcés de travailler dans le cadre d’équipes comme dans le cas des troupes militaires. Nourris et rémunérés par l’État, dispensés des impôts et des corvées, ils étaient cependant soumis à un contrôle et à une discipline stricts (cf. Conseil de rédaction de l’Encyclopédie du Vietnam (1995) ; Encyclopédie du Vietnam, (tome 1), p. 596, Centre de rédaction de l’Encyclopédie du Vietnam, Hanoï.

151.

Ibid.. p. 12

152.

TRUONG Thi Cuc (1990), A-B-Z sur les monuments historiques et culturels de Huê. Ministère de l’Industrie, Revue Sông Hương, No3 (p. 4 et 5), cité par BUI Thi Tan et VU Huy Phuc (1997, p. 12–13).

153.

L’histoire de la Dynastie des Nguyen, Dai Nam thực lục [Note réelle sur le Dai Nam]. tome 11, p. 81, cité par BUI Thi Tan et VU Huy Phuc (1997, p. 17).

154.

Ibid.. p. 31

155.

Analysant les sources de pouvoir dans les organisations, Crozier et Friedberg relèvent quatre facteurs : l’expertise, les relations entre l’organisation et son environnement, la communication et les flux d’information au sein de l’organisationet enfin l’utilisation des règles organisationnelles. CROZIER et FRIEDBERG (1977) p. 87–88.