2.2 Pendant la colonisation française (période 1858–1945)

La France a progressivement imposé sa présence159, mais avant l’établissement d’un protectorat, donc durant une grande partie du règne des Nguyen, le Vietnam a été dominé par les colonisateurs français. C’est pourquoi dans cette partie, nous analyserons les politiques relatives à l’artisanat mises en œuvre au Vietnam par les Français pendant la période 1858-1945.

Dans un premier temps, les Français ont concentré leurs efforts sur le développement des infrastructures nécessaires à l’exploitation ultérieure. D’où l’expansion des voies routières, fluviales et aériennes, qui a contribué à l’accélération de l’urbanisation du pays160. L’accroissement rapide des infrastructures et les diverses politiques industrielles mises en œuvre par la France ont eu des impacts à la fois négatifs et positifs sur le développement de l’industrie artisanale du Vietnam. Sur les aspects négatifs, les analyses prouvent que le monopole français sur la production et l’achat de certains produits, comme le sel et l’alcool, a mis les artisans vietnamiens en difficulté. De plus, l’apparition de produits étrangers sur le marché a rendu la concurrence acharnée, au préjudice des produits locaux.

En revanche, certaines politiques ont contribué au développement de l’artisanat vietnamien, grâce notamment aux nouvelles opportunités d’accès aux marchés étrangers. En effet, quelques produits étaient fabriqués prioritairement, surtout la soie (elle alimentait les usines de textile de Lyon) et d’autres articles d’artisanat d’art. On peut noter en particulier certaines mesures incitatives destinées à développer le secteur artisanal 161 :

La politique générale mise en œuvre dans les colonies françaises, aujourd’hui jugée « incomplète et incohérente »162, avait un double objectif : garantir une exploitation participant au développement économique de la France métropolitaine et éviter toute mauvaise influence de l’économie des pays colonisés sur l’industrie française. Concernant les activités artisanales au Vietnam, aucune réglementation française n’a été promulguée au début de la colonisation. Dans la mesure où l’industrie ne se développait pas véritablement, les activités artisanales – jouant les utilités en pourvoyant aux besoins non satisfaits par les produits industriels – ont bénéficié d’avantages particuliers. Après la première guerre mondiale, la bonne santé du secteur artisanal a attiré l’attention des autorités françaises qui ont alors mis en œuvre des politiques et des actions visant à assurer un développement durable du secteur. Ces politiques et actions comprenaient notamment :

La période 1930–1945 a été marquée par des mutations importantes dans les politiquesfrançaises en matière artisanale appliquées au Vietnam. La France et l’Indochine étaient toutes les deux affectées par la crise économique des années 1920. Selon Vu Huy Phuc (1997), la France a porté un intérêt accru à l’industrie artisanale et engagé des actions qui ont permis de :

  • procurer des emplois aux personnes inactives dans les zones rurales,
  • stabiliser la situation de ces zones rurales : les populations exerçant des activités artisanales ne participaient pas aux révoltes contre les Français. Cet objectif était particulièrement important.

Dans cet esprit, de nombreuses actions visant à soutenir le développement de l’artisanat ont été déployées, notamment dans la recherche des marchés. Durant cette période, des études de géographie humaine sur l’industrie artisanale ont été menées. L’évaluation de la situation de ce secteur artisanal fournissait au Gouvernement français les moyens d’élaborer des recommandations pour son développement. On peut ainsi citer les travaux de Pierre Gourou (1936) ou de Lotzer (1941)163. Les conclusions de ces recherches étaient cependant loin d’être similaires, surtout en ce qui concerne le nombre d’artisans et de types d’activité164. Les divergences provenaient principalement des différences de conception des auteurs concernant les types d’activités et la qualité d’artisan. Suite à ces rapports et études, des politiques destinées à attirer des investissements privés dans l’industrie artisanale et à favoriser la participation des artisans aux expositions internationales ont été mises en œuvre. Globalement, les politiques adoptées durant la période 1930–1945 ont été favorables au développement de l’artisanat, même si leur objectif premier n’était pas de servir le développement économique du Vietnam.

Bien que les opinions divergent sur l’impact des politiques mises en œuvre sous la colonisation française, il est incontestable qu’elles ont donné au secteur artisanal un nouveau visage (Vu Huy Phuc, 1996)165. Les retombées suivantes en témoignent :

  • l’amélioration des infrastructures de transport et la création de zones urbaines et de centres administratifs ont contribué à augmenter les effectifs d’artisans ;
  • le secteur a été restructuré : les activités artisanales incapables de survivre ou ne répondant plus aux besoins de la société ont été remplacées par de nouvelles activités166.
  • le volume et la valeur de la production ont considérablement augmenté avec l’apparition de nouveaux éléments liés à des objets artisanaux plus variés. En plus, la clientèle incluait également les étrangers. L’importation de produits a également contribué au développement des nouvelles activités.

En dépit de certaines inquiétudes, et malgré le déclin de certaines de ses activités, l’artisanat traditionnel n’a pas disparu. Et de nouvelles conditions politiques lui ont permis de s’adapter et de se développer167.

Notes
159.

La prise de Huê date de 1858, celle de Saigon de 1859. En 1859 la France s'est emparée de la Cochinchine (partie méridionale du Vietnam) puis elle a établi en 1874 un protectorat sur l'Annam (centre). A la fin de la Guerre du Tonkin (Nord du Vietnam ; 1883-1885), la cour de Huê n’a plus qu’une autorité nominale.

160.

VU Huy Phuc (1996) a estimé que plus de 8 600 km de routes et plus de 23 00 km de chemins de fer étaient construits en 1918. La même année, la France a créé le Service aérien France-Indochine qui a poursuivi des objectifs militaires puis civils.

161.

Pour une analyse détaillée de ces politiques, cf. VU Huy Phuc (1996), Tiểu thủ công nghiệp Việt Nam (1858 – 1945) [Industries artisanales au Vietnam (1858-1945)], Editions des sciences sociales, Hanoï, p. 70–71.

162.

VU Huy Phuc (1996), op. cit.

163.

LOTZER L.E. (1941), Situation actuelle de l'artisanat indigène et suggestions en vue de son organisation ; GOUROU, Pierre (1936). Les paysans du Delta tonkinois, étude de Géographie humaine (thèse principale, doctorat d'État), Publications de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, 666 p. Réédition en 1965 chez Mouton, 2 vol. (Paris-La Haye) ; traduction vietnamienne en 2003. Người nông dân châu thổ bắc kỳ, Edition des Jeunes, Ho Chi Minh Ville.

164.

Par exemple Pierre Gourou (1936) a recensé 108 types d’activité artisanale et 250 000 agriculteurs artisans dans le Delta du fleuve rouge ; Charles Crevost (référence ?) a de son côté identifié 46 types d’activité artisanale ; Charles Robequain (1939) a comptabilisé 25 000 artisans pour la seule province de Thanh Hoa (au Nord).

165.

Durant cette période, les politiques industrielles de la France étaient presque les mêmes pour la métropole et les colonies. Après la Deuxième Guerre mondiale, la France a privilégié dans un premier temps les industries de grande taille puis elle a accordé une attention particulière aux PME. Voir GANNE B. (1992, 1994).

166.

VU Huy Phuc (1997) affirme qu’on ne peut prédire l’avenir d’un type d’activité artisanale au regard du développement d’un type de produit précis. Par exemple, le secteur du textile et de l’habillement existe toujours au Vietnam alors que les femmes ne portent plus les vêtements traditionnels (la petite veste des femmes s'accompagne d'un cache -poitrine attaché au cou et à la ceinture). Nous partageons ce point de vue, particulièrement judicieux dans un contexte vietnamien de promotion de l’économie de marché et d’intégration dans les circuits économiques internationaux.

167.

SABEL C. et PIORE M. (1987) attribuent l’existence et le développement des activités artisanales, dans un contexte de concurrence aiguë avec des méthodes de production massive, à leur flexibilité. La production de masse satisfait les besoins de la majorité des consommateurs mais les produits artisanaux bénéficient d’un marché spécifique, certes moins vaste, mais excluant l’entrée des articles de grande consommation. Cette assertion s’avère appropriée au développement de l’artisanat traditionnel au Vietnam.