3.1 L’interdépendance des acteurs dans la production

3.1.1 Fourniture des matières premières : de la transaction clandestine et segmentaire…

La terre argileuse est le matériau le plus important pour la fabrication de la poterie. Des documents historiques attestent (Phan Huy Le et al., 1995) que, riche en dépôts d’argile blanche, la commune de Bát Trangétait prédestinée à développer la poterie. Cependant, les gisements sont épuisés et les fabricants doivent acheter la terre glaise dans autres provinces. La fabrication dépend d’autres matériaux essentiels : le kaolin, l’émail et le combustible (bois, charbon, gaz). Selon le rapport JICA-MARD 2004, ces matières premières proviennent pour la plupart d’autres provinces.

Concernant l’interdépendance entre le fabricant et le fournisseur de matériaux, de nombreux auteurs (Gourou P., 1936 ; Jamieson N., 2000) ont observé qu’elle traduisait une distribution primitive du travail. Selon Jamieson (2000), dans les sociétés rurales traditionnelles, un produit (même simple) est façonné par plusieurs villages, chaque village ayant un monopole sur une matière ou sur une technique. Par exemple, le papier recouvert de poudre de coquille est fabriqué comme suit : le papier est fabriqué par un village, la poudre de coquille par un autre, la laque par un troisième et le produit final est utilisé pour d’autres productions par un dernier village.

Dans une certaine mesure, la production des villages d’artisans vietnamiens a été spécialisée. En effet, chaque village s’occupait d’un seul produit ou d’une seule étape du processus de fabrication. La situation est comparable à celle de l’artisanat de la fin du 19e siècle au début du 20e siècle dans d’autres parties du monde, dont l’Europe. Selon Pierre Gourou (1936), cette situation a pour origine la pauvreté et le manque de ressources financières des artisans. En effet, ils n’avaient pas de moyens financiers suffisants pour l’achat des matières premières. Ils ne pouvaient donc se charger que d’une partie de la production, et ils vendaient les produits le plus rapidement possible pour pouvoir nourrir leurs familles.

La fourniture des matériaux premiers à Bát Trangs’effectue aujourd’hui de la même façon que dans les autres villages d’artisanats traditionnels. Il faut cependant souligner que la fabrication à Bát Tranga été très influencée au cours du temps par les politiques étatiques successives, notamment celles sur le développement du secteur privé. Les recherches menées par des historiens montrent que les poteries de Bát Trangont été exportées, notamment vers le Japon ou la Hollande, dès le 15e siècle, et que le commerce des céramiques était florissant dès le 17e siècle (Huu Ngoc et Lady Borton, 2005296; Luong Van Hy, 1998297). Au cours des premières années du 20e siècle, de nombreux fabricants de Bát Trangont cherché à moderniser les techniques de fabrication pour améliorer la compétitivité de leurs produits et accéder aux marchés de produits de qualité (Luong Van Hy, 1998). Mais de 1958 à 1975, dans le Nord-Vietnam, le développement du secteur privé – et du secteur privé de Bát Trangen particulier – a été gelé, en conséquence d’une politique tirée de l’idéologie socialiste : la suppression du secteur privé et le développement de l’économie collective – par le biais des coopératives – étaient impératifs. L’économie vietnamienne a timidement commencé à changer à partir de 1976 (la croissance économique restait néanmoins négligeable). Depuis l’ouverture économique, en 1986, les barrières qui entravaient le secteur privé ont été peu à peu levées, jusqu’à sa reconnaissance officielle par la Constitution de 1992 (Tran Thi Thanh Mai, 2005)298.

À Bát Trang, pendant la période des coopératives, la production privée était clandestine, aussi les ventes de matières premières se faisaient en cachette. Puis elle a été légalisée, ce qui s’est traduit par des contrats de sous-traitance entre l’État et les entreprises individuelles. Luong Van Hy (1998) a décrit ce changement.

‘As early as 1967, a few households in the village constructed small household kilns and manufactured earthenware (teapots, cups) for the open market, using clay from paddy fields and lead paint (illegally stripped form the landmark Long Bien [Paul Doumer] bridge) for coloring the wares. Technically illegal, these family enterprises operated in an underground market in raw materials and ceramic products. The underground economy in ceramics developed in the context of the decline in the purchasing power of state workers’ income due to an inflationary monetary policy. In order to meet both the workers’ need for higher income and the state’s production targets, the state firms also implemented in 1969 a contracts system with its workers that indirectly strengthened the underground economy and eventually undermined the state and collective sector… By 1977, it had evolved to the point that the firms delivered raw materials, provided materials for the construction of household kilns, received final product and paid the contractor for their labor. (p. 194-195)’

La plupart des fabricants de Bát Trangont vécu ces diverses étapes historiques avant l’ouverture économique, et peuvent décrire les changements dans l’approvisionnement en matières premières dans leur commune. Comme Jamieson (2000) l'a décrit, les processus de fabrication étaient assurés par plusieurs villages : par exemple, les habitants du village de Giang Cao se procuraient le bois près du Fleuve Rouge et le transféraient à ceux de Nang Du (Thanh Tri), qui le débitaient pour les fours de Bát Trang(Phan Huy Le et al., 1995).

Les fabricants de Bát Trangdéclarent qu’ils peuvent aujourd’hui acquérir les matériaux bruts plus facilement. Avant l’ouverture économique, comme le secteur privé était interdit, la transaction, clandestine, était segmentaire. C’était donc le fournisseur qui décidait du moment de la transaction. Et le fabricant, pour éviter d’être pris en faute, s’efforçait d’effectuer la transaction le plus rapidement possible. Dans ces conditions, il n’avait pas la possibilité de choisir les meilleurs matériaux... Pire, les fabricants se faisaient concurrence entre eux pour acquérir des matériaux de mauvaise qualité.

‘Auparavant, la transaction se faisait en cachette et toujours dans la nuit. Il n’était pas facile d’acquérir l’argile. On l’achetait sans tenir compte de sa qualité. Si on voyait un gardien, on devait la cacher très rapidement. Aujourd’hui, c’est le contraire : on n’accepte pas la mauvaise qualité. (Entretien N° 13, Firme).’

La segmentation du travail observée par Gourou en 1936 s’est involontairement généralisée à Bát Trangpendant la période de collectivisation. Faute de ressources financières et en raison des contraintes générées par l’environnement politique, économique et social, les fournisseurs de Bát Trangse sont chacun spécialisés dans un seul matériau : l’argile, l’émail, le combustible... Dès lors, ils ne pouvaient pas perfectionner leurs fournitures. Le fabricant, quant à lui, perdait beaucoup de temps car il devait acheter les matériaux bruts auprès de différents fournisseurs. La segmentation du travail a été peu à peu modifiée avec l’accroissement du volume de la production. L’accumulation de capitaux et des politiques de développement plus ouvertes permettent maintenant une fourniture satisfaisante de tous les matériaux bruts nécessaires à la fabrication de la poterie. La spécialisation demeure, mais elle est limitée : certains foyers fournissent le combustible (charbon, gaz, bois,...), l’émail, les moules ou se chargent de la livraison de ces produits.

‘La situation a changé. En effet, un ménage peut fournir tous les matériaux bruts que le fabricant commande. Tandis qu’auparavant, on devait avoir recours à différents fournisseurs. De plus, l’État encourage les échanges commerciaux avec l’étranger, alors, on peut acheter beaucoup de choses en Chine au lieu de les importer d’autres pays lointains. (Entretien No 10, Firme).’

À Bát Trang, la demande en matériaux bruts était, avant l’ouverture économique, supérieure à l’offre. Le fournisseur n’était pas en mesure de répondre aux exigences du fabricant, tant sur le plan quantitatif que qualificatif. On voit ici les effets négatifs de politiques néfastes, une situation caractéristique d’une période où le secteur privé était interdit tandis que la production gérée par l’État stagnait.

Avec l’ouverture économique, l’interdépendance des acteurs a été bouleversée. L’État a reconnu l’existence d’une économie à plusieurs composantes dans laquelle le secteur privé joue un rôle crucial. Aujourd’hui, le fournisseur ne détient plus la décision. Au contraire, il doit chercher à améliorer ses fournitures pour attirer le client. Et l’offre est supérieure à la demande. La politique de renouveau favorise le développement de l’économie nationale, et celle de Bát Trang. La spécialisation des foyers de Bát Trangs’est renforcée : les uns fournissent les matériaux bruts, les autres fabriquent la poterie ou se chargent des opérations commerciales. Le marché des matières premières se développe. Les fournisseurs sont de plus en plus nombreux. Le fabricant dispose de plus de choix pour se procurer les meilleurs matériaux. Le fournisseur doit améliorer ses services afin de garder ses anciens clients et prospecter les clients potentiels. S’il ne peut répondre aux exigences du fabricant, le fournisseur risque de perdre sa clientèle, bien que le changement de fournisseurs constitue une solution coûteuse pour le producteur-client.

Nous avons constaté que les acteurs ont pris conscience de leurs atouts et savent les faire valoir. Depuis l’ouverture économique, l’offre des matières premières a beaucoup augmenté. Les relations entre le fournisseur et le fabricant se sont inversées (le fabricant est devenu l’agent actif par rapport au fournisseur).

Nous pouvons affirmer que l’environnement politique, économique et social exerce une grande influence sur ce terrain de jeu. Lorsque la production privée, interdite par l’État, s’effectuait clandestinement, la demande était supérieure à l’offre et le fournisseur détenait la décision (il fixait le prix). Depuis l’ouverture économique en 1986, les entraves du secteur privé ont été supprimées dans un but de développement rapide de l’économie nationale. L’économie à plusieurs composantes est reconnue. En conséquence, les sources de matériaux bruts se diversifient, la transaction est légale, et le fabricant, doté de plus de choix, peut demander au fournisseur de perfectionner ses fournitures.

Notes
296.

HUU Ngoc, BORTON Lady (2005), Ceramics, Vietnamese Culture: Frequently Asked Question, The World Publisher, Hanoï.

297.

LUONG Van Hy (1998), “Engendered Entrepreneurship: Ideologies and Political Economic Transformation in a Northern Vietnamese Centre of Ceramics Production”, in ed. Robert W. Hefner, Market Cultures: Society and Morality in the New Asian Capitalisms, Westview Press.

298.

TRỊNH Thị Thanh Mai (2005), Kinh tế tư nhân Việt Nam trong tiến trình hội nhập [Le secteur privé Vietnamien au cours du processus de l’intégration], Nxb Thế giới, Hà Nội.