Conclusion

Colin Crouch et d’autres auteurs (Colin Crouch et al. 2001) ont souligné l'importance de la gouvernance locale pour le développement industriel, particulièrement pour des PME. Pourquoi est-elle si importante pour les entreprises? Les auteurs pensent que seules les administrations locales peuvent fournir aux entreprises les infrastructures spécialisées qui les aideront à améliorer leur compétitivité. Dans leur ouvrage, ils ont établi une liste des services publics qui pourraient être fournis par les administrations locales. Il s’agit de mesures d’assistance concernant des questions importantes comme : les facteurs de production ; le marché ; les ressources humaines ; les activités de R&D et l’assistance institutionnelle359. Si les PME sont avantagées par leur grande flexibilité et leur capacité d'adaptation, elles manquent néanmoins d’une assistance pour améliorer la compétitivité face à la concurrence des grandes entreprises. Elles n’ont pas suffisamment de ressources et de moyens pour réaliser simultanément des améliorations dans tous les domaines, aussi l’assistance par les autorités locales semble constituer une solution, comme Staber360 l’a écrit :

‘“Firms are often not able to produce all necessary services in-house, and where these services involve transactional ambiguities (as technology research and labour training) and asset specificity (as acquiring and using dedicated equipment) some form of public intervention may lead to more sufficient solutions for firms”.’

Au Vietnam, les grandes politiques de développement économique sont déterminées au niveau national, mais la décentralisation s’accentue vers le niveau local, et le rôle des administrations locales devient de plus en plus important. La mondialisation, qui crée des opportunités pour les pays et les territoires, pose en même temps de nombreux défis. Pour maintenir et améliorer leur compétitivité, les administrations locales des divers niveaux doivent réagir rapidement aux changements du marché. Plusieurs localités situées ici et là dans le monde ont réussi, grâce à des politiques souples et des stratégies adaptées à leur situation. Ceci explique pourquoi les recherches se concentrent actuellement sur l’analyse de localités au lieu de pays. Il existe d’illustres recherches sur l’Italie, mais les chercheurs ont analysé des zones de hautes technologies tant en Europe qu’aux États-Unis. L'apparition de cette tendance de la recherche a aussi contribué au changement de point de vue sur l'économie des localités : cette économie locale est souvent perçue comme en étroite relation avec les conditions sociales et culturelles des localités ; aujourd’hui s'ajoute l’étude de la concentration locale des activités économiques.

Pourquoi le village de métier n’a-t-il vraiment attiré l'attention de la politique que ces dernières années ? Nous pensons que ce phénomène a des racines historiques. Premièrement, au cours des années précédant le Doi Moi, le Vietnam a donné la priorité aux politiques en faveur du développement industriel et agricole – les activités artisanales n’étaient que rarement considérées comme un secteur clé. Aujourd’hui encore, certains expriment l’opinion que ces activités sont des « métiers supplémentaires », c'est-à-dire des métiers jouant un rôle secondaire par rapport à l'agriculture, bien qu’ils apportent un revenu beaucoup plus élevé. Deuxièmement, la plupart des villages se sont formés et développés dans des zones rurales où les activités agricoles restent importantes. Par conséquent, il était très difficile pour les villages de métier (notamment pour Bát Trangqui a peu de terres agricoles) de développer leur point fort, les industries artisanales.

Troisièmement, le noyau des clusters artisanaux est généralement constitué par un ou plusieurs villages de métier. Composée d’un « village » et un « métier », cette entité particulière porte également les traits d’un village traditionnel du Vietnam – dont l’autonomie du village par rapport au pouvoir central. Fortement marqués par l’isolation et l’autonomie, les villages tendent à résister aux politiques du pouvoir central en créant un système de codes de conduites (h ươ ng ướ c) au fort pouvoir de coercition sur les comportements individuels. En revanche les « lois du Roi » peuvent être dévalorisées par les villageois.

‘« …mais parallèlement à ces grandes oscillations historiques, que les sources ne permettent pas toujours d’appréhender avec certitude, il est indéniable que les villages continuaient à vivre à leur rythme et que, mandarins ou pas, leurs habitants savaient mieux que quiconque feindre la sujétion et les notables composer avec les édits, les règlements et les ordonnances comme si, en fin de compte, le village était animé par sa propre force d’inertie lui permettant de réduire et d’absorber les chocs et coups de butoirs venus d’ailleurs. À l’origine dispositif de défense contre les attaques venues de l’extérieur, la « haie de bambous » devint ainsi peu à peu métaphore de l’autonomie du village. »361

Une autre manifestation de l’autonomie des villages réside dans le fait que les villageois tentent de résoudre eux-mêmes à leurs problèmes sans avoir recours à la ressource externe. Cela contribue à expliquer pourquoi la politique nationale est très difficile à mettre en œuvre dans les villages. Pour Popkin,362 les handicaps du système administratif, et le problème de transfert des informations, limitent la coercition exercée par le pouvoir central sur le fonctionnement des villages. Toutefois, selon lui, on ne peut pas dire que cet effet est insignifiant. Le dicton « Phép vua thua l làng »363 doit être considéré un des moyens utilisés par les villageois pour limiter au maximum l'échange avec les autorités locales, en particulier dans la résolution des conflits. Il y a des avantages à résoudre entre eux un conflit, car une fois le problème porté auprès des mandarins, les conséquences peuvent être graves et les habitants tous exposé à des punitions.

‘“It is more accurate to view the adage “the law of emperor stops at the village gate” as a reflection of the numerous incentives to keep village-initiated contacts with mandarins to a minimum. That is, many benefits accrued to villages that kept as much village business within their gates as possible, for any internal conflict that reached the mandarin had potentially negative consequences for the village as a whole” (p. 111)’

En réalité, l’influence des facteurs historiques sur le développement contemporain a été prouvée dans les travaux sur les districts italiens. Les analyses de Bagnasco et Trigilia (1988)364 ont montré que derrière le fort développement des districts italiens, on discerne les origines et l’évolution « des sous-cultures politiques locales, socialiste et catholique » (p. 197). Pour le Vietnam actuel, on constate qu’il existe un grand handicap en termes de services d'assistance aux clusters artisanaux. Certes de grands progrès ont été faits en ce qui concerne les infrastructures en milieu rural (les voies de communication, les systèmes de distribution d’électricité, d’eau...), surtout dans les villages de métier qui ont des chiffres d'affaires importants à l’exportation, comme Bát Trang. Mais les entreprises manquent de compétences souples et elles ne sont pas capables d'y remédier, faute d'argent et de personnel compétent. La plupart de ces lacunes se situent dans le cadre des services d'assistance, et sans cette aide les districts industriels ne peuvent pas valoriser leurs points forts. Les services d'assistance sont un élément de compétition important pour les entreprises –pour les PME en particulier. Ces services occupent une place essentielle dans les infrastructures de toute économie ; ils constituent des services d'entrée pour toutes les industries de production de marchandises et pour les services. Dans les économies développées, au moins le tiers des valeurs d'entrée des entreprises est représenté par des services de comptables, juridiques, d'assurance, de recherche, de conception, de poste, de transport, d'électricité, d'eau... La qualité et la disponibilité de ces services exercent un fort impact sur la possibilité de développement et la compétitivité dans l'exportation et sur la capacité d'attirer des investissements étrangers. Quand un investisseur cherche un pays où placer son argent, il réalise des analyses sur les difficultés et les avantages de l'environnement des affaires dans plusieurs pays pour les comparer. Si les services d'assistance sont insuffisamment développés dans un pays, les investisseurs rencontreront des difficultés dans leurs activités. La qualité de l'environnement des affaires décide dans une certaine mesure le choix du pays par les investisseurs.

Les analyses faites dans le cadre de ce chapitre ont eu pour but de mettre en évidence le rôle des autorités locales au Vietnam : leur importance s'accroît progressivement avec la promotion du développement économique de ce pays. Dans un contexte de décentralisation accélérée, les administrations locales seront de plus en plus autonomes. Dans ses analyses sur la bureaucratie, Crozier (1963)365 écrit que l'une des raisons qui font que les décisions administratives ne correspondent pas à la réalité est l’asymétrie de l’information entre les décideurs (ceux qui sont plus haut dans l’échelle hiérarchique) et les exécutants. Stigler, l’auteur de la théorie de l’asymétrie de l’information, a le même point de vue : ceux qui ont suffisamment d'informations ont plus de chance de prendre des décisions justes que ceux qui n'en ont pas suffisamment. Comment les relations de décentralisation entre les administrations centrales et locales s'expliquent-elles ? Le changement d'orientation du Vietnam, d'une économie planifiée, bureaucratique, vers une économie de marché, oblige à l’évidence les administrations centrales à mieux œuvrer en se concentrant sur la résolution au niveau macro des problèmes relatifs aux politiques de développement. Les administrations locales, quant à elles, trouveront des moyens pour mettre en œuvre ces politiques selon leurs propres itinéraires pour pouvoir exploiter au mieux les ressources et atouts de leurs localités. Le rôle des administrations est toujours très important, comme un arbitre dans une compétition, ce qui permet d'éviter « une course vers le bas »366(race to the bottom) comme celle qui s’est produite dernièrement quand les localités ont cherché à attirer des IDE (FDI).

Les sociétés civiles elles aussi ont commencé à marquer de leur présence les programmes de développement économique des localités. Bien que les résultats obtenus n'atteignent pas encore les attentes, ils confirment la nécessité de la présence des associations de métier aux divers niveaux. Il faut cependant aujourd'hui améliorer les compétences de ces associations pour qu'elles deviennent un relais, un point de contact entre les entreprises et les administrations et aussi des plates-formes pour les entreprises membres. Aucune entreprise n'est suffisamment équipée pour franchir seule les obstacles auxquels elle est confrontée durant ses activités. C'est la raison majeure qui oblige les acteurs (individu ou collectif) à collaborer pour obtenir ce qui leur manque (Friedberg 1993)367. Sans aborder la nature de la coopération, il existe une relation, et les sujets doivent analyser avec soin leurs points forts et leurs faiblesses, ainsi que ceux des partenaires, pour déterminer des stratégies appropriées (cf. Schelling, 2007368 ; Crozier et Friedberg 1977). Les collectivités/associations sont certainement un environnement favorable pour cette coopération, car les associations représentent les entreprises membres dans les relations avec des administrations mais elles fournissent également des services (de formation, de consultation), des atouts qui manquent aux entreprises.

Notes
359.

Pour une liste détaillée, cf. CROUCH C. et al. (2001), op. cit. p. 3.

360.

Cité dans CROUCH C. et al. (2001), op. cit. p. 5.

361.

PAPIN Philippe et TESSIER Oliver (2000), Les villages en question, in Les villages en question, Centre national des sciences sociales et humaines, Hanoï. p. 31

362.

POPKIN Samuel L. (1979), The rational peasant: the political economy of rural society in Vietnam, University of California Press, Los Angeles. p. 89.

363.

Les lois du Roi s’arrêtent au seuil du village.

364.

BAGNASCO Arnaldo et TRIGLIA Carlo (1988), op. cit.

365.

CROZIER Michel (1963), Le phénomène bureaucratique, Seuil, Paris.

366.

Durant la période 2001–2005, les autorités locales de 32 villes et 64 provinces n'ont pas respecté les politiques d'investissement du Gouvernement central en accordant aux investisseurs des avantages non conformes aux règlements. Ce non respect des politiques a causé des conflits entre les administrations centrales et locales, et une compétition entre les provinces pour attirer des investissements étrangers. Le premier ministre a publié la décision N°1387/2005/QĐ-TTg du 29 décembre 2005 pour supprimer les avantages accordés aux investisseurs étrangers par ces provinces qui ne sont pas conformes aux règlements de l’État. A voir aussi VU Thanh Tu Anh et al. (op. cit.) pour plus d'informations sur ce problème.

367.

FRIEDBERG Erhard (1993), Le pouvoir et la règle, Seuil, Paris.

368.

SCHELLING Thomas C. (2007), Chiến lược xung đột [The strategy of Conflict], Nxb Trẻ (première edition en 1960, Havard University Press)