1.2 La concurrence domestique et internationale

1.2.1 La compétition au sein du district

Sous l'économie planifiée, la production et les affaires rencontraient beaucoup de difficultés mais la concurrence n'était pas significative. La situation a bien changé. Aujourd'hui, la majorité des entreprises et familles interrogées affirment que la concurrence se durcit et qu’elles ont plus de mal à mener leurs affaires.

‘Auparavant, la concurrence n'était pas dure, quand tout le village travaillait ensemble, il n'y avait moins de fours et les fours verticaux en briques étaient utilisés pour des produits simples. Aujourd'hui nous utilisons des fours à gaz, les modèles sont plus variés, les commandes sont aussi plus importantes, plusieurs ateliers fabriquent les mêmes produits, des théières et tasses à thé par exemple, il nous faut donc investir dans la recherche pour avoir des produits variés et différents des produits vendus sur le marché, la concurrence sera alors moins pénible. Le village connaît actuellement une concurrence très vive car il y a trop de fabricants et ils font les mêmes produits. Par exemple, pour des produits en émail perle, environ 10 ateliers en fabriquent, mais seulement 3 à 4 familles font des produits en émail craquelé. Face à cette situation, chaque atelier doit toujours chercher à créer des produits de meilleure qualité mais un peu moins chers que ceux vendus sur le marché. (Entretien N° 38, Famille)’ ‘Avant le Renouveau, nous n'avions presque pas de concurrents. Avant le renouveau, c'était la politique de « forfait 10 » des paysans, et à l'époque de l'industrialisation, elle est restée la même. La production était bien plus facile à cette époque-là. (Entretien No.16, Famille)’ ‘Pour ce produit, autrefois, je suis allé au Centre commercial Bo Ho, on y vendait des bols importés de Corée du Sud, 270 000 VND pour une dizaine de bols. J'ai voulu en acheter un, le vendeur n'a pas accepté. J'en ai acheté une dizaine. De retour chez moi, j'ai tout cassé pour examiner et fabriquer des produits identiques. J'ai proposé mes produits aux commerçants à seulement 170 000 VND/10 bols. Savez-vous quel est le prix actuel de ces produits ? 70 000 VND au maximum une dizaine. Sous l'économie planifié, nous ne le faisions jamais car les gens nous payaient avant la fabrication, nous ne devions pas nous préoccuper du marketing des produits. Mais tout a changé, maintenant nous sommes obligés de faire connaître nos produits auprès des clients. (Entretien N° 13, Firme)’

Comme nous l'avons déjà analysé dans les parties précédentes, le passage de l'économie planifiée à l'économie de marché a entraîné des changements importants qui demandent aux fabricants et entreprises de s'adapter à la nouvelle situation. Auparavant, la concurrence était presque effacée du marché à cause du mécanisme de subvention de l'État et du développement limité des composantes économiques privés. Les entreprises de production ne se préoccupaient pas de la recherche des marchés, l'État se chargeait de la distribution des produits. Les familles, pendant très long temps, n’ont pas eu à s'intéresser aux marchés pour leurs produits ou à rechercher des matières premières. Les entreprises publiques s'en occupaient, les familles n'assuraient que la main-d'œuvre et recevait en contrepartie une rémunération. Le passage à l'économie de marché entraîne une concurrence particulièrement dure, notamment après l'adhésion du Vietnam à l'OMC.

Sur le marché domestique, il existe une forte concurrence interne parmi les ateliers de production de Bát Trang. Pourtant, si on se base sur les opinions exprimées par les fabricants à Bát Trangsur la concurrence, nous constatons qu’elle a lieu de façon spontanée et qu’elle ne s'appuie pas sur l’ensemble des règles communes. Comme ils ont du mal à trouver des clients, plusieurs fabricants n'ont pas d'autre choix que d'accepter des commandes dont la valeur est inférieure à la valeur réelle des produits.

‘La compétition de prix est aussi effrayante à Bát Trang, de nombreuses familles prennent trop de risques et elles vont toutes sur un chemin sans issue. Prenons l'exemple d'un produit, nous pouvons être le premier à le proposer au client à 3 000 VND, mais avec certains autres fabricants, le dernier peut proposer la moitié du prix initial. Ceux qui vendent le produit à 1 500 VND font peu de bénéfice et ils cherchent peu à peu la mort. Mais ce problème ne se produit plus depuis la création du marché de la céramique car il a ses propres règlements. (Entretien N° 36, Famille)’ ‘Le prix de ce produit par exemple, 5 000 VND. On doit absolument le vendre à 5 000 VND pour avoir des bénéfices, mais si le client achète une grande quantité nous pouvons accepter quand même le prix de 4 500 VND. L'important c'est d'avoir du travail, vous le savez, tout stagne en ce moment. Peu de commandes, les fabricants font tous pareil. Mais si un fabricant proposait le prix de 4 500 VND, d'autres pourraient encore le baisser, c'est pourquoi le produit devient trop bon marché et ne rapporte plus rien. (Entretien N° 25, Firme)’

De telles stratégies peuvent aider une entreprise ou un atelier à fidéliser leurs clients et à assurer du travail à son personnel. Mais au niveau macro, elles peuvent mener à une « course vers le bas » : pour avoir des commandes, chaque fabricant acceptera des prix de plus en plus bas en vue d'attirer des clients381.

Pour conclure, les fabricants à Bát Trangse concentrent aujourd'hui sur la compétition de prix bien que la concurrence porte aussi sur d’autres facteurs que le prix382. La compétition de prix nuit à plusieurs entreprises, en particulier aux entreprises qui fabriquent des produits de haute qualité ou celles qui ont réalisé des investissements pour améliorer les technologies de production. Dans cette situation, nous pensons qu'il est nécessaire de trouver de nouveaux mécanismes de travail et de coopération pour que la compétition entre entreprises et familles ne nuise pas au développement commun du village de métier. Nous avons constaté, dans ce cas concret, que le rôle des associations et des clubs est extrêmement important : ils peuvent réunir les fabricants, les aider à se mettre d'accord sur« les règles de jeu » collectif.

La situation à Bát Tranga des traits communs avec celle du district textile de Prato, en Italie, au début des années 1950. À cette époque, les entreprises, artisans et associations locales se sont entendus sur le prix des étapes de production réalisées par les entreprises et les foyers sous-traitants383. Dei Ottati pense que cet accord a créé un impact positif : il a notamment limité le marchandage dans la négociation commerciale entre les entreprises au sein du district industriel et contribué à stabiliser les prix. Cet accord a permis, en outre, de lutter contre la contrefaçon et la mauvaise qualité des produits. Ces problèmes suivent souvent une réduction des coûts générée par une concurrence difficile. Il a également renforcé le contrôle social vis-à-vis des entreprises implantées dans la région car il est devenu plus facile de révéler et sanctionner les infractions aux règles commises par les entreprises.

Concernant les facteurs qui durcissent la compétition, les personnes interviewées accusent les changements chaotiques du marché qui entraînent une mauvaise adaptation des entreprises à la nouvelle situation, qui les empêchent de mieux répondre aux goûts des clients.

‘Maintenant la concurrence est très pénible parce que nous devons varier souvent les modèles, mais les nouveaux modèles doivent pouvoir satisfaire les besoins du marché or les produits vendus sur le marché sont déjà très variés et le client ont beaucoup de choix. Par exemple, les émaux pour les théières et tasses à thé sont au nombre de 10 mais la demande sur le marché peut augmenter, c’est donc quand même très difficile. Difficile parce que quand on arrive à créer un nouveau modèle mais on ne sait pas si le client va l'accepter. (Entretien N° 38, Famille)’ ‘Avant, c'était plus facile. Les produits n'étaient pas si variés comme maintenant. Maintenant il y a beaucoup de modèles, très variés et tout le monde peut les faire grâce aux nouvelles technologies. C'est pourquoi, quand une famille crée un nouveau modèle, elle le cache et les autres familles ne peuvent pas le savoir [rire] ou bien quand on a un nouveau modèle qui n'est pas bien sécurisé, cela signifie qu'on le perd. (Entretien N° 25, Firme)’

Les témoignages cités ci-dessus confirment un dysfonctionnement de la stratégie de marketing des entreprises de Bát Trang. Si on fait abstraction de nombreux aspects négatifs de l'économie planifiée, la situation des fabricants, sur certains plans, s’est dégradée : aujourd’hui, les entreprises cherchent leur chemin, elles ne savent pas quels sont leurs produits ciblés, pour quelle niche du marché. Elles se perdent facilement dans la concurrence sur un marché aux produits très variés. Ce problème, de notre point de vue, n'est pas relatif au marché mais aux fabricants eux-mêmes. Ces derniers doivent connaître leurs points forts et leurs points faibles et ils doivent comprendre les lois du marché pour faire un choix rationnel. Lorsqu’ils bénéficieront d’une information suffisante, les entrepreneurs pourront esquisser une stratégie afin de renforcer leur compétitivité.

Outre la concurrence interne, les produits céramiques de Bát Trangaffrontent également la concurrence d’autres localités vietnamiennes productrices de céramiques. Selon l’enquête nationale JICA-MARD 2004, le Vietnam compte 59 villages de métiers fabriquant des produits céramiques. Bát Trangpossède cependant des atouts dans cette compétition, comme son savoir-faire et sa longue tradition.

Notes
381.

Ceci ressemble à une autre situation de concurrence au Vietnam : certaines provinces ont outrepassé leur pouvoir en accordant des avantages excessifs aux entreprises, pour attirer des investissements étrangers (voir notre analyse dans le chapitre IV). Cette situation a provoqué une vague de compétition entre provinces, notamment entre celles qui ne disposaient pas de beaucoup d'avantages « naturels » vis-à-vis des investissements étrangers. Il s'agit d'un exemple typique de la « course vers le bas » mentionnée dans le chapitre IV.

382.

DEI OTTATI G. (1994), Cooperation and competition in the industrial district as an organizational model, European Planning Studies, Vol. 2, Issue 4, p. 463-481

383.

Ibid.