1.2.2 La compétition internationale

La concurrence au niveau international constitue un défi que Bát Trangdoit relever dans le contexte de l'intégration internationale du Vietnam. N'étant pas déjà capables de s'adapter à temps aux changements brusques du marché national, un grand nombre d’entreprises vietnamiennes ont des difficultés.

‘Quant à la baisse de vente des produits céramiques, c'est un fait objectif. Depuis deux ans, les demandes baissent peu à peu sur certains marchés des produits de Bát Trang ; toutes les activités se ralentissent, notamment parce que la plupart des fabricants du village ont une relation de sous-traitance avec des firmes qui, en ce moment, ne reçoivent pas suffisamment de commandes. En conséquence, les fabricants sous-traitants n'ont pas de travail. (Entretien N° 19, Firme)’ ‘Depuis quelques années les produits ne se vendent pas bien car les produits chinois sont très bon marché ; nous ne pouvons pas les concurrencer parce que le prix du gaz au Vietnam est très élevé. L’argile chinoise est plus légère, les fours consomment moins de gaz, nous n'avons pas les technologies des Chinois... Nos travailleurs sont plus qualifiés mais la qualité de notre argile est moins bonne. (Entretien N° 3, Famille)’ ‘Avant 1986, la production était beaucoup plus facile, maintenant c'est très difficile. Nous ne trouvons pas le marché pour nos produits, c'est très difficile tant sur le marché national que le marché international... simplement parce que les produits chinois sont vendus à un prix dérisoire, on ne peut pas gagner la concurrence. Par exemple, un ensemble de théière et tasses à thé chinois, très bien fait, est vendu à 15 000 VND ou à 20 000 VND (0,9 à 1,2 USD). Le même produit, si nous le fabriquons au prix du marché, sera vendu à 40 000 VND (2,4 USD). Si nous le faisons, nous ne pourrons pas vendre nos produits. (Entretien N° 15, Famille)’

Concernant les produits importés, la plupart des entreprises et ateliers de production interrogés affirment que la Chine est leur concurrent le plus important. Les entreprises chinoises sont devenues très puissantes avec la mise en place des technologies de production massive. Les modèles de leurs produits sont d'ailleurs très variés.

‘Actuellement, il y a d'autres concurrents que la Chine. Nous devons aujourd'hui être en compétition avec la Chine, l'apparence de ses produits est très séduisante, les produits vietnamiens sont de bonne qualité mais leur prix est aussi élevé. (Entretien N° 11, Firme)’ ‘C'est ce qui nous inquiète le plus parce qu'avec la mondialisation il y aura beaucoup plus de produits chinois. Pourquoi les Chinois peuvent vendre leurs produits à des prix très bas comme ça, nous n'en savons rien parce qu'ils sont les maîtres dans le métier. On s'inquiète pour Bát Trang, pour notre village qui, peut-être, ne sait rien du monde extérieur, parce quand on sort de son village, on voit que les produits chinois sont très bon marché, les produits vietnamiens de Hai Duong ou Minh Long ne peuvent pas être comparés avec les produits de Bát Trang tant sur la qualité que sur le prix mais nous nous inquiétons quand même. (Entretien N° 13, Firme)’ ‘À cette époque-là, la production était destinée essentiellement à la consommation domestique. Maintenant, pour exporter des produits, on doit concurrencer la Chine. Auparavant, les Vietnamiens étaient nos clients principaux car nous, les Vietnamiens, nous utilisions surtouts nos produits nationaux, mais ces dernières années, les produits importés sont omniprésents sur le marché domestique, et on doit en plus faire face à une concurrence très difficile quand on a des produits à exporter. (Entretien N° 10, Firme)’
Tableau 5.2 Comparaison de la qualité et des technologies de production céramique de Bát Trang, de l’Italie et de la Chine
Pays Technologies Adresse Attitude de travail des artisans Qualité artistique Qualité technique Test et contrôle de qualité Propreté
Italie Très bonnes Moyenne Bonne Haute Haute Très bons Haute/ moyenne
Bát Trang(Vietnam) Moyennes Très bonne Très bonne Très Haute Faible Pas bons Haute
Chine Bonnes Pas bonne Pas bonne Moyenne Moyenne Pas bons Faible

Source : USAID (20003), Bát Trang Ceramics Competitivesness Strategy, Southeast Asia Competitiveness Initiative, USAID.

Si les produits de Bát Trangont des points forts, ils ne sont pas suffisamment compétitifs face aux produits chinois. Ci-dessus se trouve un tableau tiré d’un bilan de la VNCI (2003) sur la comparaison de la qualité et des technologies de production céramique d'un certain nombre de pays. Dans cette comparaison, 13 pays et territoires qui ont une longue histoire de fabrication de produits céramiques sont classés en trois groupes. Bát Trangfait partie du Groupe B avec le Sri Lanka, le Royaume Uni, l'Indonésie et la Chine. L'Italie fait partie du Groupe A et ses produits se classent au premier rang sur tous les aspects. Les produits de la Chine et de Bát Trangse trouvent tous au quatrième rang.

Ce tableau, qui présente les résultats de l’évaluation des produits italiens et chinois, permet de situer plus facilement la position des produits de Bát Trang. Il apparaît que les technologies de production constituent un point fort pour les produits chinois, ce qui se traduit par des modèles variés et une production massive. Cependant, les points forts des produits de Bát Trangsont l'habileté des artisans, leur sérieux vis-à-vis de leurs produits et la haute qualité artistique de leur production.

Selon ces analyses, les produits de Bát Trangont de fortes chances de concurrencer les produits chinois. Mais les ateliers de production doivent bien utiliser leurs atouts pour établir des stratégies raisonnables de compétition. De nombreux fabricants reconnaissent une grande difficulté face à la concurrence directe avec la Chine.

‘Si nous décidons de nous lancer dans la production, nous ne pourrons pas fabriquer des produits ressemblant à ceux de la Chine, il nous faut des séries de produits qui nous appartiennent, nous fabriquons des produits qui sont nos points forts et nous ne pouvons pas imiter les produits chinois, thaïlandais, singapouriens ou indonésiens. Ceci dit, nos clients, ils importent des produits de différents pays. (Entretien N° 19, Firme)’ ‘Il nous faut gagner dans la concurrence avec les produits chinois. Les produits chinois sont bon marché parce que les motifs de décoration sur les produits sont des images collées384. Comme 80 % des Vietnamiens sont encore des paysans, ils ne savent que les produits chinois sont moins chers que les produits vietnamiens. Or nos produits sont des produits artisanaux sur lesquels les motifs de décoration sont peints directement tandis que les images collées sur les produits chinois perdent facilement leurs couleurs bien qu'elles soient plus brillantes. (Entretien N° 17, Famille)’ ‘Dans la concurrence avec des produits céramiques chinois, en fait nous ne sommes pas un concurrent de la Chine mais les produits chinois font réfléchir les fabricants de Bát Trang. Ils sont vendus à des prix vraiment dérisoires et le rythme de production est vraiment important. À vrai dire, les produits de Bát Trang sont des produits artisanaux d'art, quant à la concurrence dans l'industrie de céramique, ça devient difficile... La capacité de production de Bát Trang est toujours moins importante, dans le passé et à présent. Avant, la cuisson dans les fours verticaux en briques ralentissait la production, aujourd'hui, les fours à gaz l'accélèrent, la quantité de produits fabriqués est plus importante, le temps de production a été réduit, mais il est difficile toujours de concurrencer avec les produits chinois parce que les matières premières de qualité ne sont pas assurées. Une production réussie dépend des machines et des matières premières, or pour nous, elles posent encore des problèmes. (Entretien N° 10, Firme)’

Il n'est pas surprenant que les fabricants chinois soient les concurrents majeurs des producteurs vietnamiens. Tout au long de son histoire, le développement de la céramique du Vietnam a été plus ou moins influencé par la Chine385. Pourtant, en dépit d’influences inévitables, les artisans vietnamiens ont toujours résisté à cet ascendant pour créer des produits singuliers. L’originalité vietnamienne réside dans le style, les motifs de décorations ainsi que dans les techniques des artisans. La céramique a connu « son âge d’or » sous les dynasties des Ly (1010-1225) et Tran (1225–1400). Les artisans vietnamiens ont alors combiné les caractéristiques artistiques de l’Inde, de la Chine, des pays khmer ou de Cham, et ont appliqué des techniques d'émaillage chinoises… pour créer un art nouveau. Cette combinaison de techniques et d’influences artistiques a donné naissance à des produits dont le style et la conception sont uniques.

Pendant longtemps, les spécialistes occidentaux ont considéré les produits céramiques du Vietnam comme l'expression d’une tradition chinoise, d’un courant de l’une de ses différentes provinces plutôt que comme une spécificité vietnamienne. Aujourd’hui, les spécialistes de l’art reconnaissent l’originalité de la céramique vietnamienne.

Après une longue période de domination chinoise (de 111 avant J.C. à 938 après J.C.) – et d’absorption de l’influence artistique chinoise – la céramique s’est développée de façon indépendante (Stevenson J. 1997) et a remis en valeur les particularités du Vietnam. Le statut de géant de son voisin – qui a à plusieurs reprises envahi le Vietnam (par exemple sous la dynastie des Ming de 1407 à 1427) – mais aussi les techniques et la beauté originale de ses produits céramiques ont sans aucun doute exercé une influence sur l’artisanat vietnamien. Mais déjà sous les dynasties Ly et Tran, les artisans n'ont pas imité systématiquement l'intégralité de ces caractéristiques : ils adaptaient le style, les décorations pour créer des produits variés et typiques du Vietnam.

À partir du XIVe siècle, de nombreuses particularités des produits céramiques chinois sont devenues une partie inséparable de la culture vietnamienne et ont fait partie de la vie quotidienne des Vietnamiens. La production des XVIe et XVIIe siècles est marquée par le bouddhisme : les artisans ont fabriqué de nombreux objets de culte : chandeliers, vases, porte-encens. Les techniques avancées utilisées par les artisans de Bát Trangincluaient l'émail craquelé et ivoire. Bát Trangest toujours considéré comme « le » centre de la céramique du Vietnam bien que le métier connaisse, parfois, des signes de stagnation. Les produits céramiques de Bát Trang, variés, de haute qualité,ont conservé un style original.

Tout au long de son histoire, le métier de la céramique a subi l'influence et la concurrence des fabricants chinois mais il est aussi arrivé à trouver une voie pour se développer et coexister avec les produits chinois. À notre avis, trouver aujourd‘hui le chemin à suivre est une nécessité, voire un devoir, pour les fabricants vietnamien. Tran Doan Kim (2007)386 a proposé divers modèles pour permettre aux entreprises fabriquant des produits artisanaux d'art de s'affirmer sur le marché international. L'une des stratégies proposées met l'accent sur le développement de produits sur lesquels la concurrence n’est pas très sévère. La broderie en est un exemple. En effet, les entreprises vietnamiennes se spécialisent dans la fabrication de produits brodés manuellement toujours très appréciés en raison de leurs caractères uniques. Les fabricants trouvent toujours un marché, bien qu'il ne soit pas de taille importante.

Sur la stratégie de concurrence, les producteurs de Bát Trangsont partagés en deux camps. Certains producteurs pensent qu’il est important d’avoir des produits représentatifs, qui reflètent les particularités de ce village de métier. Cette opinion s’appuie sur le fait que c’est là qu’est la clé de la réussite des entreprises de Bát Trangau cours des dernières années.

‘Aujourd'hui, les produits doivent être originaux et laisser leur marque sur le marché. Ils ne peuvent pas être fabriqués de façon aussi simple qu’auparavant, facile à faire, facile à gagner. À l'heure de l'ouverture, les produits de Bát Trang doivent concurrencer les produits de Thaïlande, de Malaisie, ou bien même des pays européens comme l'Espagne dont les produits sont aussi très jolis. Les barrières douanières n'existent plus, leurs produits sont à la fois beaux et bon marché, je ne sais pas si les entreprises vietnamiennes pourront faire de pareil. (Entretien N° 18, Famille)’ ‘L'essentiel réside dans les modèles, si nos modèles ne sont pas améliorés et diversifiés, il nous sera difficile de concurrencer. La variation régulière des modèles, des couleurs de l'émail nous permettraient être compétitifs. Prenons le cas de ma famille, nous ne trouvons pas beaucoup de beaux émaux, ça nous n'apprenons pas, c'est à nous de chercher peu à peu. (Entretien N° 28, Famille)’ ‘Les familles « qui ont réussi » sont premièrement celles qui jouissent d’une position de monopole en matière des émaux ou de certains produits. Deuxièmement, les fabricants, qui ne sont pas des entreprises enregistrées, une fois qu’ils sont parrainés par une firme, ils réaliseront la production et aussi les exportations. En général, ils arrivent à trouver le marché pour leurs produits. Comme ils ont du travail toute l'année, leur vie est certainement aisée. (Entretien N° 36, Famille)’

Les autres producteurs affirment que la compétitivité de Bát Trangpeut être renforcée avec des aides : l’assistance, les subventions et l’investissement favorisent l’accumulation de techniques, de capital et de personnel ; les firmes seront ainsi suffisamment puissantes pour affronter la forte concurrence des entreprises chinoises. Cette stratégie est définie par Tran Doan Kim387 sous l’expression : challenger le marché.

‘Pour que les produits de Bát Trang puissent concurrencer les produits chinois, les gens de Bát Trang doivent investir dans les locaux, les techniques et les capitaux. Il faut investir pour avoir des connaissances approfondies grâce auxquelles nous pouvons être compétitifs. Il est impossible de concurrencer les produits chinois si les investissements se font par des particuliers séparément, de façon superficielle, dans les villages de métier. (Entretien N° 16, Famille)’ ‘Parfois, nous ne sommes pas équipés des mêmes machines modernes que les autres. Par exemple, les firmes chinoises utilisent les machines à imprimer les décorations, en conséquence, la productivité est plus importante. [...] Nos produits sont tous beaux mais la productivité et la production sont bien inférieures à celles des producteurs qui utilisent cette technique d’impression. (Entretien N° 14, Firme)’ ‘Nous avons visité le Jiangxi et le Zhejiang, en Chine, où les firmes reçoivent beaucoup d’aides technologiques, ce qui entraîne la réduction des coûts de production. Ici, pour la production artisanale, le prix monte, ce qui limite le volume des ventes. [...] Il existe déjà une concurrence sur le marché domestique, les produits chinois sont très bon marché et les producteurs opèrent dans des conditions favorables. C'est pourquoi, il nous faut avoir des nouveaux produits ; changer régulièrement les modèles ; être plus fin et de meilleure qualité, sinon il sera impossible de vendre les produits. Le commerce n'est plus facile comme auparavant. (Entretien N° 18, Famille)’

Pourtant, cette stratégie, de notre point de vue, ne convient pas à la situation actuelle, notamment pour la production artisanale. D’autant plus qu’au niveau macro, le Vietnam encourage les exportations des produits artistiques porteurs des particularités culturelles inhérentes aux métiers artisanaux. Cette orientation politique constitue un facteur du développement durable. Les stratégies doivent valoriser les points forts de Bát Trang: une main d'œuvre qualifiée et habile, et l'originalité des produits. Pour les firmes, il est nécessaire d’identifier et de mettre en valeur leurs points forts.

‘En effet, chacun connaît son domaine. Par exemple, les fournisseurs de matières premières font partie d'un domaine, changer ou non, ils doivent suivre la tendance. La tendance commune est que si vous voulez avoir de la terre de bonne qualité vous devez vous débrouiller, importer des machines par vous-même. Les fabricants ne s'intéressent qu'à votre produit de qualité garantie. Nous nous parlons de temps en temps mais en fait il s'agit d'un domaine à part. (Entretien N° 10, Firme)’ ‘Être toujours actif, ne jamais rester sur place, si on ne bouge pas on meurt. Il nous faut apprendre sans cesse, chercher à comprendre pourquoi les autres arrivent à faire tel ou tel produit ou bien sur la base des produits des autres, nous fabriquons nos propres produits [...]. La concurrence a aussi des aspects positifs, elle oblige les gens de Bát Trang à suivre de près le marché pour que leurs produits se vendent bien sur le marché, c'est ça la concurrence, d'où la variété des produits, le prix de vente baisse alors de plus en plus. Avant, durant la période de l'économie planifiée, tout était fermé, la production ne suivait que la planification, comme on le dit, quand on a faim, l'important est de se remplir le ventre, peu importe ce qu'on mange, du manioc ou du maïs. (Entretien N° 13, Firme)’

Nous constatons, en analysant ce district industriel, que les relations entre les entreprises et les ateliers de production sont à la fois coopératives et compétitives388. Ces relations se manifestent dans l'organisation de la production de tous les districts industriels vietnamiens : les relations de compétition verticale existent parallèlement à la compétition horizontale389. La coopération s’intensifie entre les entreprises s’occupant des diverses étapes de la production alors que la compétition concerne les entreprises du même secteur ou fabricant les mêmes produits.

Au Vietnam, la répartition des tâches dans les villages de métier révèle aussi la relation entre les entreprises. Nguyen Lang390 a analysé certains modèles communs d'organisation de la production de ces villages. Il y a d’abord deux modèles répandus : la division du travail par parties d'un produit et l’organisation par phase de production. Dans certains villages de métier où on fabrique des meubles d’art – comme Dong Ky, La Xuyen... – la division du travail s'effectue en fonction de la production des diverses parties d'un meuble. Les familles dont la capacité de production est faible (les foyers satellites) assurent la fabrication d’une partie du produit (sont appelées des foyers satellites). Des familles bénéficiant de meilleures conditions financières et techniques (appelées temporairement « hộ đầu mối » 391 ) ou des entreprises collectent les pièces détachées et les assemblent pour obtenir des produits finis qui sont commercialisé par la suite. Il existe, entre les familles, une relation stable sur les aspects économique, technique et organisationnelle afin de répondre mieux aux besoins du marché. Cette organisation de production est aussi répandue dans les villages ayant des activités de transformation de produits alimentaires. Nous discernons dans ces cas une relation coopérativeentre les foyers satellites et les assembleurs, mais en même temps une concurrence entre les premiers (pour obtenir des contrats de sous-traitance) ou entre les seconds (pour gagner plus de parts de marché). Le développement du village Dong Kydépasse actuellement ses frontières administratives. Selon les estimations deSylvie Fanchette392, environ 9 villages participent actuellement à l'une des étapes de fabrication des objets d'art en bois de Dong Ky.

On trouve des exemples du deuxième modèle, l’organisation par phase de production, dans les villages de métier de Da Hoi (métallurgie)393 ou de Phong Khe (papier)394. Dans cette forme organisationnelle, la compétition se produit entre les entreprises et les familles exerçant des activités dans la même phase de production, tandis que la coopération a lieu entre les étapes de production. Michael R. DiGregorio395, dans son étude sur Da Hoi, nous fournit des analyses détaillées sur la dépendance réciproque au sein de ce district industriel. La production s'organise en cinq étapes, assurées par des fournisseurs de matériaux, des producteurs primaires, des producteurs secondaires et des fournisseurs de services. À Da Hoi, il existe une concentration importante de producteurs secondaires ; ils utilisent les produits des producteurs primaires ou d'autres producteurs secondaires pour fabriquer les produits finaux. Il existe aussi une relation dépendante dans la relation entre les foyers producteurs.

Bien que la restructuration de l’organisation productive des villages de métier se manifeste sous différentes formes, il existe des points communs. Premièrement, plusieurs chaînes de production suivent le principe autarcique (en termes de production et de vente). La division du travail se base sur les étapes de production ou sur la production des parties du produit. Deuxièmement, la coopération économique se manifeste sous la relation entre les foyers satellites et des foyers d’assemblage. Il s'agit d'un modèle organisationnel de production tout à fait objectif, de passage vers celui qui est le plus organisé.

Des analyses plus détaillées sur le cas de Bát Trangnous ont amené à relever des similarités dans la relation compétitive et coopérative. Nous avons aussi remarqué la coopération verticale entre les familles et les entreprises qui participant à des phases différentes de la production. Rappelons que la production à Bát Trangcomprend cinq principales étapes396 : préparation de la terre, conception et fabrication de la forme, dessin des motifs de décoration, émaillage et cuisson. Parmi ces étapes, seule la préparation de la terre est réalisée par une autre personne que le producteur ; en général ce dernier exécute les quatre dernières étapes. Les grands ateliers ont tendance à assurer eux-mêmes toutes ces étapes au lieu de recourir à l’externalisation. La concurrence inter-entreprise tourne donc principalement autour du partage des niches du marché : on trouve là la compétition entre les producteurs d’un même type de produit (vases, pots de fleurs ou objets de décoration...).

Un autre type de concurrence émerge entre les entreprises de Bát Trangconcernant les segments du marché, c'est-à-dire le marché domestique et le marché international. Au niveau international, la concurrence avec les produits chinois et d’autres pays est inévitable. Certains auteurs (Yusuf S., Nabeshima K., Perkins D. H., 2007),affirment qu’elle devient d'autant plus difficile que la Chine, grâce à sa puissance sur le plan des technologies avancées, de la qualification de la main d'œuvre, de l’attractivité pour des investissements étrangers, contribue (avec l'Inde) à modifier la carte de la géographie industrielle mondiale397. Ces auteurs pensent que la puissance industrielle de la Chine exercera une forte pression sur les stratégies de développement des autres pays, ce qui les obligera à remettre en question leurs plans d’action. Si ces pays souhaitent gagner cette compétition, leur puissance industrielle et innovatrice devrait au moins atteindre le niveau de la Chine ; il s'agit d'une non-price competition qui, selon Schumpeter, comporte les éléments suivants : un nouveau produit, de nouvelles technologies et sources de matières premières ou même une nouvelle forme d'organisation de la production398.

Dans le langage sociologique de Crozier et Friedberg399, nous pouvons dire que les entreprises et d'autres acteurs se trouvent dans le contexte d'un système d'action concret. Quand il reste encore trop de « zones d'incertitude »sur le marché et que les règles du jeu communes ne sont pas encore trouvées, les entreprises sous-traitantes suivent chacune leur chemin dans le but de faire le plus possible de bénéfices. Pourtant, face aux changements de la situation, notamment à la mondialisation croissante, elles n'ont pas d’autre choix que la coopération, pour déterminer de nouvelles règles de jeu communes assurant une équité optimale entre les entreprises et d'autres acteurs du processus de compétition. Ces règles contribueront à consolider la solidarité au sein du district industriel, à mette en valeur sa position dans ses relations avec le monde extérieur. Michael Storper400 raisonne de la même façon quand il aborde les diverses réactions des fabricants face aux fluctuations du marché. Ils doivent établir un plan d'action leur permettant d'orienter leurs activités. Ce plan d'action ne doit pas viser à satisfaire les attentes d'un seul fabricant particulier, mais inclure les autres acteurs concernés comme les clients, les organisations... La compétition est une caractéristique inhérente à la naissance et au développement du district industriel, tant en Europe qu'au Vietnam, dans les villages de métier. L’impact de la mondialisation rendra certainement cette concurrence plus vive et constituera un des moteurs du développement des ateliers de production. Dans la partie suivante, consacrée à l’innovation dans les villages de métier, nous considérerons également la compétition comme une ouverture aux activités innovatrices.

Notes
384.

Au lieu d'être peints, les motifs de décoration des produits chinois sont des images collées (un procédé de décalcomanie). Les motifs sont donc plus variés.

385.

STEVENSON J. (1997) pense que le métier de la céramique au Vietnam est fortement influencé par la Chine pour des raisons historiques et culturelles. La légende dit que les artisans chinois ont construit le premier four à Dau Khe (Delta du Fleuve Rouge) vers le IIe siècle avant J.C et qu’ils ont appris le métier à un artisan vietnamien dont le nom était Trung Trung Ai. Ces noms sont entrés dans la légende et les habitants ont édifié un temple pour leur rendre hommage. Selon une autre légende, trois mandarins, sous la dynastie des Ly (1009-1225), envoyés en mission en Chine, seraient restés à Guangzhou pour s'abriter d'une tempête : ils y auraient appris le métier de céramique et transféré leur savoir faire aux habitants à leur retour au Vietnam. Pour une analyse plus détaillée, cf. STEVENSON J. (1997), The evolution of Vietnamese Ceramic, in John Stevenson and John Guy (eds) Vietnamese Ceramic : a separate tradition, Art Media Resources with Avery Press, Singapore. Si des siècles d’occupation chinoise ont laissé leurs traces, l’archéologie atteste que la céramique s’est développée bien plus tôt au Vietnam, cf. chapitre I.

386.

TRAN Doan Kim (2007), Stratégie de marketing pour les produits artisanaux d'art des villages de métier du Vietnam d'ici 2010, Thèse doctorat en sciences économiques, Université de l’Economie Nationale de Hanoï.

387.

ibid.. p. 102

388.

cf. notamment DAUMAS J.C. (2006), op. cit.; BECATTINNI G. (1992), op. cit.

389.

BRUSCO S. (1990), op. cit.

390.

NGUYEN Lang (2004), Organisation de production dans les districts industriels des villages de métier, Séminaire « Développer des districts industriels des villages de métier : Situation et solution », Institut central pour la gestion économique (CIEM), Hanoï 2004.

391.

Ce sont les foyers d’assemblage

392.

FANCHETTE S. (2006), L’essor des villages de métier dans le delta du Fleuve Rouge et l’urbanisation des campagnes dans un espace très peuplé, papier présenté au colloque international ‘Ruralités nords-suds : inégalités, conflits, innovations ‘, Poitiers, MSHS, 19-20 octobre 2006

393.

La production se fait en deux phases : la fonderie des métaux et la fabrication de produits finis.

394.

Comme ces produits sont fabriqués par des chaînes de production presque fermées, la production est alors divisé en étapes avant et après la chaîne de production.

395.

DiGREGORIO M. (2001), Iron Works: Excavating Alternative Futures in a Northern Vietnamese Craft Village, Phd dissertation, University of California, Los Angeles.

396.

Cf. Chapitre III ‘Organisation du district’ pour avoir la description plus détaillée des étapes de la production.

397.

YUSUF S., NABESHIMA K., and PERKINS D. H. (2007), China and India reshape glabal Industrial Economy, in WINTERS A. L. and YUSUF S. (eds) (2007), Dancing with Giants: China, India, and the Global Economy, The International Bank for Reconstruction and Development, The World Bank and The Institute of Policy Studies.

398.

SCHUMPETER J. (1962), Capitalism, Socialism and Democracy, New York: Harper & Row, cité dans DEI OTTATI G., op.cit

399.

CROZIER M. et FRIEDBERG E. (1977), op. cit.

400.

STORPER M. (1997), The regional world, The Guilford Press, London and New York. p. 112.