2. L’innovation dans les villages de métier

2.1 Le district industriel : un nœud qui nourrit l’innovation

L'encyclopédie du Vietnam définit l'innovation comme le changement « de certains aspects de l'objet sans modifier sa nature »401. Cette définition introduit les généralités de l'innovation sans détailler ses caractéristiques, ses domaines d'application et ses conditions d’émergence. L'innovation, sujet largement discuté en économie, est un objet de recherche important de la sociologie. Norbert Alter pense que l'innovation pourrait se traduire avec « une technique, un produit ou une conception des rapports sociaux, en de nouvelles pratiques »402. Dans une perspective plutôt économique, Max Mckeown déclare que l'innovation est le changement incrémental, radical ou révolutionnaire en termes de produit, processus ou organisation403. En général, l'innovation évoque une nouveauté, en un sens positif. Une distinction entre l'innovation et l'invention s'avère nécessaire. L'invention est la création d'un nouveau produit ou d'une nouvelle procédure alors que l'innovation recouvre la première opération de commercialisation de ce produit ou de cette procédure404. Ce qui signifie que l’innovation est régulièrement utilisée dans la vie sociale.

‘L’innovation représente la mise sur le marché et/ou l’intégration dans un milieu social de ces conventions. Elle représente l’articulation entre deux univers. Celui de la découverte, qui se caractérise par une certaine indépendance vis-à-vis des contraires externes, et celui de la logique de marché et/ou usage social, qui représente le moyen de tirer profits des inventions. (Norbert Alter, 2000, p. 8)’

Pour ces auteurs, l'innovation se déroule essentiellement dans les entreprises ou dans le domaine du commerce, bien qu’elle puisse avoir lieu partout. Le passage de l'invention à l'innovation nécessite un ensemble de ressources, de connaissances et compétences variées. En d'autres termes, un certain décalage persiste entre l'invention et l'innovation. Ceci explique pourquoi il existe des initiatives qui ne sont pas réalisables immédiatement, faute de conditions matérielles et technologiques adéquates405

L'innovation est un processus continu : ce que nous voyons est peut-être constitué d’une série d’innovations multiples. Dans plusieurs cas, l'innovation a été considérée comme la solution de problèmes posés aux entreprises, aux organisations...406. De nombreux auteurs pensent que l'innovation est un résultat collectif nécessitant la participation de différents acteurs, y compris les entreprises publiques et privées407. Michael Storper exprime le même point de vue en déclarant que l'apprentissage et l'interaction sont des conditions indispensables à l'innovation408. L'apprentissage permet aux acteurs d'acquérir des connaissances variées qui constituent une prémisse à l'innovation ; l'interaction leur permet de maintenir des relations avec leur environnement. En étudiant les relations complexes entre les acteurs durant le processus de l'innovation, plusieurs auteurs ont utilisé des notions diverses – comme le système national/régional d’innovation – pour examiner l’innovation dans sa totalité. Selon Schumpeter, cette notion est convenable lorsqu’on parle d'un nouveau produit, d’une nouvelle procédure de production, d'une nouvelle source d'approvisionnement, d'un nouveau marché et d'une nouvelle organisation.

Concernant les séquences du processus d’innovation, Norbert Alter – s’inspirant directement des travaux de Schumpeter – soutient que l’innovation s’effectue en trois étapes. Tout d'abord, les auteurs (individus ou groupes d'individus) prennent des risques pour créer de nouvelles combinaisons, au lieu d’utiliser les procédures routinières. Dans tous les secteurs d'activités économiques, sociaux ou commerciaux, il existe toujours des incertitudes avec lesquelles peuvent jouer les acteurs. La prise de risque des acteurs peut résulter de deux possibilités : soit une nouvelle procédure efficace, soit une certaine perte potentielle. Lorsque l’expérience donne des résultats, d'autres auteurs ont recours à ces nouvelles combinaisons qui, appliquées à grande échelle, peuvent bouleverser les équilibres préexistants.

‘Elle bouleverse les équilibres, tant du point de la répartition des richesses, que de celui des méthodes d’évaluation et de comptabilité, que de celles du marché du travail ou des systèmes de financement. (Ibid. p. 14)’

Après la période instable, la dernière étape de l'innovation est marquée par la reprise des équilibres qui s'installent lorsque les firmes/organisations finissent leur ajustement organisationnel, personnel et réglementaire… pour s'adapter à la nouvelle situation. Dès lors, une nouvelle règle du jeu prend forme. Notons que les innovateurs peuvent se heurter à des obstacles majeurs venant de l'extérieur lors de la réalisation de leur projet. Ces obstacles provenir de la tendance des individus à résister à des changements qui requièrent de nouveaux savoir-faire, un nouvel environnement du travail. C’est pourquoi les innovateurs doivent parfois combattre les inerties pour réussir de leur projet409. Pour faciliter ce processus, Fagerberg (2003) propose des conditions sine qua non suivantes :

  • Premièrement, les entreprises doivent toujours saluer les initiatives, les nouvelles idées. Cette appréciation facilitera de nouvelles combinaisons des ressources qui pourront éventuellement générer l’innovation.
  • Deuxièmement, il faut renforcer la capacité d'absorption des connaissances, des technologies venant de l'extérieur. Cohen et Levinthal410 pensent que la capacité d'une entreprise dans ce domaine se traduit par la réception des connaissances et des informations de l'extérieur lors de son interaction avec son environnement, mais également par la circulation de ces connaissances au sein de l'entreprise.
  • Troisièmement, l’activité innovatrice nécessite un certain nombre de conditions organisationnelles et structurelles qui favorisent l'expérimentation par les employés de nouvelles solutions, de nouveaux procédés, et qui intensifient les échanges internes pour tirer profit des connaissances collectives.

Pour intensifier l'innovation, il est nécessaire que toutes les entreprises/organisations remplissent les conditions ci-dessus. Nous estimons que les formes de regroupement industriel comme le district industriel, le cluster, créent un environnement propice à l'innovation. Comme nous l'avons déjà mentionné, Michael Storper (1997) souligne l’importance de l'interaction et de l'apprentissage pour aller vers l'innovation. Or plusieurs recherches ont conclu que le district industriel ou le cluster sont des formes organisationnelles qui favorisent l'interaction et l'apprentissage et que réciproquement, l'innovation est une condition nécessaire du développement de ces formes. Ces recherches peuvent être classées en deux catégories411: l'une porte sur l'innovation dans le district industriel traditionnel, encore nommé district marshallien, et l'autre sur l'innovation dans le district industriel moderne.

Les recherches sur l'innovation dans le district industriel traditionnel supposent que l'innovation s'effectue essentiellement par un processus d'apprentissage basé sur la circulation des informations. L'apprentissage se réalise sous trois formes : spécialisation, interaction et localisation412. Le district industriel prend forme avec une concentration d’entreprises et d’ateliers de production exerçant des activités dans le même domaine ou fabriquant les mêmes produits. La spécialisation des entreprises (chaque entreprise n’assume qu'à une certaine étape de la production) est toujours présente dans ce type de district industriel. Cela favorise une innovation régulière en termes de produits ou de technologies de production. La concurrence au sein du district constitue aussi un facteur obligeant les producteurs à maintenir l'innovation pour améliorer la qualité des produits, des services et éventuellement leur position sur le marché.

Les caractères de la division du travail du district industriel garantissent également une interaction constante entre les firmes opérant au cours des diverses étapes. L’échange d’information entre elles leur permet d'assurer la qualité des produits et de mieux satisfaire lesdemandes des clients. En outre, l'innovation est accélérée lorsqu’une firme met en place des nouvelles machines qui entraînent obligatoirement un ajustement approprié chez des entreprises concernées. Ces modifications maintiennent la relation et la cohérence inhérente au district industriel.

L'innovation réside encore dans une autre caractéristique du district industriel. Lorsqu’elles sont membres d’un district, les firmes jouissent d’une proximité géographique qui renforce certainement les échanges d'informations. Ces échanges sont consolidés lorsque la mobilité des travailleurs au sein du district a lieu sur une base régulière. Dès ses premiers travaux, Alfred Marshall a affirmé que les échanges de connaissances et l'innovation technologique se réalisaient plus rapidement grâce à la proximité géographique, qui contribue à la formation de réseaux de firmes entretenant des relations étroites. Ces facteurs encouragent un apprentissage mutuel pour améliorer la qualité des produits413.

Pourtant, plusieurs recherches soulignent que l'innovation du district marshallien est incrémentale. Elle n’apporte pas de changements de technique ou des utilités mais seulement de petites améliorations. Bianchi et Giordani414 pensent aussi que le district industriel donne naissance à l'innovation à travers des changements mineurs, qui améliorent la qualité des produits et, ainsi, l'organisation de la production. De notre point de vue, l'innovation du district marshallien est essentiellement spontanée. Ce point est très clairement présent dans la formation professionnelle des individus qui est décrite comme learning by doing et learning by using, et qui se fait notamment par des échanges informels415. Les connaissances sont des expériences que les artisans se transmettent oralement de génération en génération.

Les recherches traitent également de la question d'innovation dans les districts modernes. L'évolution majeure entre les ces deux types de district réside dans leur capacité d'innovation. Dans le modèle traditionnel, cette capacité dépend majoritairement des entreprises (ce sera plus difficile pour de très petite entreprises – des TPE). De plus, les informations circulent sur la base, notamment, de relations informelles. Au contraire, dans le district industriel moderne l'innovation est accélérée par les activités de R&D des membres du district ou par l’interaction avec des institutions spécialisées (centre de R&D, université…).

En expliquant la nécessité des activités de R&D, Albino et al. (2006) montrent que les méthodes traditionnelles ne sont pertinentes que pour un environnement de concurrence croissante, mais sans exigences trop compliquées. Dans une économie mondialisée, face au changement rapide des goûts de clients, les districts industriels ne peuvent pas assurer leur position tout en suivant l'ancien mécanisme. L'innovation incrémentale reste nécessaire, les entreprises doivent prendre en compte l'innovation absolue, totale, donc l’innovation radicale. Contrairement à l’innovation incrémentale, l’innovation radicale n'est pas continue et périodique. Son résultat vient toujours des nouvelles technologies et non des technologies existantes.

En réalité, la naissance et l’évolution des activités de R&D, sont conformes au développement naturel. La division du travail de la société est relativement stable et à un certain niveau de développement, sa remise en question est inévitable. Les activités de R&D dans des domaines différents (nouveaux produits, marketing...) tiennent un rôle indispensable, notamment pour les PME qui ne peuvent pas créer leur propre centre de R&D, faute de ressources humaines et financières. L’expansion à grande vitesse des PME rend plus que jamais nécessaire les activités R&D, d’où la création d’institutions opérant dans ce domaine.

Discutant de l'importance des activités R&D, Michael E. Porter416 affirme qu'il s'agit d'un domaine indispensable aux entreprises d'un district/cluster industriel qui souhaitent acquérir une puissance compétitive importante.

‘[…] clusters are geographic concentration of interconnected companies and institutions in a particular field. Clusters encompass an array of interlinked industries and other entities important to competition.’

Dans cette définition des clusters, à côté des entreprises exerçant des activités différentes, Porter souligne le rôle d'autres acteurs tels les autorités locales, les universités, les centres de recherche, les associations... Ces acteurs fournissent des services spécialisés comme la formation, l’information, la recherche et l’assistance technique qui peuvent combler les incertitudes des entreprises et permettre aux clusters d'améliorer leur compétition et leur position sur le marché international. Dans les travaux sur les clusters industriels, il faut relever la relation inter-firmes mais aussi la relation inter-organisationnelle.

Suivant un autre axe de recherche, certain auteurs ont analysé les conditions de l’émergence et du développement des clusters industriels dits high tech (de hautes technologies)417. Selon eux, les clusters high tech se créent et prennent leur essor tout d'abord grâce à leurs relations étroites avec les universités (par exemple entre l'Université Stanford et la Vallée de la Silicone, ou bien entre le MIT et la Route 128). Les évidences historiques ont montré les liens entre les fondateurs des firmes et l’Université. Les auteurs prévoient que ces relations deviendront particulièrement importantes, notamment pour les industries utilisant des technologies418. Il existe un autre courant pour lequel le développement des clusters high tech aux États-Unis ne dépend pas seulementt de l’inter-relation entre l’industrie et l’université. Au tout début de leur développement, certains clusters ont tiré profit de la mobilisation des ressources de complexes militaro-industriels.

En conclusion, la concentration industrielle sous toutes ses formes est capable de créer un environnement propice à l'innovation bénéficiant aux acteurs qui s'y implantent. Cependant, il est clair que les conditions nécessaires à l'innovation varient selon les périodes de l'histoire et selon les formes de concentration. Elles sont exogènes pour les unes et endogènes pour les autres. Nous croyons que l'innovation est le résultat d'un processus d'interaction des acteurs, qu’elle se diffuse par la relation interorganisationnelle, la circulation de la main d'œuvre, le transfert technologique. Dans la partie suivante, nous aborderons et analyserons les activités relatives au processus d'innovation observé à Bát Trang.

Notes
401.

http://dictionary.bachkhoatoanthu.gov.vn

402.

ALTER N. (2000), L’innovation ordinaire, Presse Universitaire de France, Paris.

403.

Mckeown , Max (2008). The Truth About Innovation. Pearson / Financial Times.

404.

FAGERBERG J. (2003), Innovation: a guide to the literature, Paper presented at the Workshop ‘The many guises of Innovation : what we have learnt and where we are heading, Ottawa 23-24/10/2003. Canada.

405.

FAGERBERG cite l’exemple de Léonard de Vinci a eu l'idée de l’avion mais qui n'a pas pu la réaliser à son époque en raison des contraintes techniques, technologiques et de matières. Cf. FAGERBERG (2003), ibid.

406.

DOSI G. (1988), “Source, procedures and microeconomics effects of Innovation”, Journal of Economic Litterature, Vol. XXVI, p. 1120–1171.

407.

Van de Ven et al. (1999), p.149.

408.

STORPER M. (1997), ibid. p. 107.

409.

ibid..

410.

COHEN W. A. and LEVINTHAL A. L. (1990), “Absorptive Capacity: A New Perspective on Learning and Innovation”, Administrative Science Quarterly, 35 (1990): 128-1S2

411.

ALBINO et al. (2006), “Innovation in industrial district: an agent-based stimulation model”, Internatioanl of production Economics, 104 (2006): 30-45.

412.

Ibid.

413.

BAPTISTA R. (2000), “Do innovation diffuse faster within geographical clusters?”. International Journal of Industrial Organization 18, 515-535.

414.

BIANCHI P. et GIORDANI M. G. (1993),“Innovation policy at the local and national level: the case of Emilia Romangna”, European Planning Studies, 1, p. 25-41.

415.

ASHEIM B. T. (1994),“Flexible specialization, industrial districts and small firms: a critical appraisal”, in ERNSTE H and MEIER V (eds), Regional development and Comtempory industrial response. Extending flexible specialization, p. 46-53. London: Bellhaven Press.

416.

PORTER M. E. (1998), op. cit

417.

MARKURSEN et al. (1986), High tech America: The What, How, Where and Why of the sunrise industries, cité dans Storper M., op. cit..

418.

Storper M., op. cit.