2.2.2.1 L’imitation comme source d’innovation

Plusieurs recherches cherchent à déterminer si l'imitation peut amener à l'innovation. Trouver la réponse à cette question est très important pour les villages de métier, car l'imitation constitue la voie principale du transfert des connaissances et des informations – transfert rendu possible par la proximité géographique et la mobilité fréquente de la main d'œuvre. Selon Hobday (2000)425, l'imitation peut constituer une source de l'innovation pourvu que les produits et le processus de production soient réalisés dans unenvironnement tout à fait nouveau. La discussion est possible, mais il s’avère que la duplication d'un processus, d'un produit, dans de nouvelles conditions, conduit à un résultat légèrement différencié des versions originales, surtout en raison des efforts engagés pour les adapter au nouvel environnement426 (certains nomment cette pratique transfert technologique, ou innovation marginale). C’est la stratégie chinoise dans l’industrie des logiciels, qui a connu du succès au cours de ces dernières années427.

À Bát Trang, les entreprises et les familles considèrent toujours l'imitation comme une façon courante de créer de nouveaux produits. La forme des produits est semblable mais les motifs de décoration diffèrent d'une entreprise à l'autre. Nous qualifierons ce procédé de « renouvellement d'un ancien produit dans un nouveau contexte »428.

‘Mes parents, ils ne font que chercher des informations sur les nouveaux produits. Par exemple, ma famille est en train de fabriquer ce produit qui ne s’est pas bien vendu sur le marché, nous devons trouver un autre produit à fabriquer qui se vendra bien sur le marché, via d'autres familles ; si les membres de la famille disent qu'ils ont vu que cette famille-ci, cette famille-là a un produit qui se vend bien, alors nous décidons de le faire aussi. (Entretien N° 36, Famille)’ ‘Nous faisons des produits comme ceux des autres familles. Nous changeons peut-être un peu, comme la taille des produits. Dans la céramique, avoir l’idée d'un nouveau produit n'est pas facile, en fabriquer un nouveau non plus. Nous devons faire plusieurs essais, c'est-à-dire qu’il faut des investissements, or nous n'avons pas beaucoup d'argent. Ma famille se sert d'un four vertical en briques, c'est pour des produits en séries, nous n'avons pas beaucoup de nouveaux émaux. Et nous le faisons en nous basant sur des expériences transmises des générations précédentes, nous n'avons pas de formation et ne lisons pas de livres. (Entretien N° 29, Famille)’

Les fabricants de Bát Trangpensent que l'imitation se réalise à toutes les étapes de production, de la conception de la forme du produit à la création de nouveaux émaux, même ceux qui sont créés par des universités et mis en production à Bát Trang.

‘Ici, à Bát Trang, rien ne peut rester confidentiel. Même les émaux. Par exemple, une famille a le monopole d'un certain émail, si j'arrive à le créer, j'ai le droit aussi de le mettre en production, je ne le lui vole pas car c'est moi qui l'ai fait. Il n'existe pas un émail dont une famille tient le monopole à Bát Trang, c'est simplement une famille l'a créé avant d'autres familles. Dans un village de métier, on peut tout faire et on ne peut pas garder confidentiel quelque chose qu'on découvre. (Entretien N° 36, Famille)’ ‘Par exemple, l'Ecole Polytechnique fait des recherches sur la couleur des émaux, les professeurs et ingénieurs qui veulent faire des recherches doivent demander l'autorisation, des aides financières. Mais souvent, quand ils arrivent à créer un nouvel émail pour Bát Trang, une semaine après les familles peuvent le créer aussi. Comme on vit dans un village de métier, on apprend très vite. Une famille peut même estimer la teneur des produits chimiques de l'émail, aujourd'hui on fait l'expérience, demain on a déjà le produit. C'est pourquoi, les professeurs de l'Ecole Polytechnique se plaignent souvent que les recherches leur coûtent trois ans mais qu’ils perdent les résultats de leur travail à Bát Trang en moins de six mois. (Entretien N° 19, Firme)’

L'imitation de la forme du modèle a pour origine l’introduction de la technique du moulage. La forme des produits est beaucoup plus facile à reproduire grâce à cette technique : les moules permettent aux céramistes de produire des articles identiques en grande quantité. Pour les constructeurs de moules, il suffit d'une photo du produit pour le reproduire dans un court délai. Les producteurs se servent de ces moules copiés pour leur production.

‘Il nous suffit de passer par un magasin et jeter un coup d'œil sur le produit et nous pouvons l'imiter. C'est notre point fort, nous ne devons pas aller sur place et observer des étapes de production. Prenons l'exemple de cette tasse, je la vois et chez moi je peux l'imiter immédiatement mais la tasse que je fais ne ressemble à la vôtre... Quand je pars quelque part, si je vois un produit intéressant, je le prends. Chez moi, je demande à ma famille :"regardez, on peut la faire en porcelaine ?" Nous faisons ensuite des produits d'essai à présenter aux clients, ces produits servent à faire des moules. (Entretien N° 13, Firme) ’

L’imitation des émaux a une autre origine. Les savoir-faire à Bát Trangsont transmis d'une génération à l'autre dans le cadre familial. Les foyers d’artisans et les firmes (fondées par des artisans ou employant des artisans) disposent donc d’une base similaire de techniques. Ils connaissent les principes essentiels de la conception d’un produit, de la production des émaux... Un nouvel émail peut donc être copié très rapidement après sa mise sur le marché. Et comme les expériences et compétences ne sont pas nécessairement les mêmes entre des familles, les émaux ainsi créés (notamment au niveau des couleurs) ne ressemblent pas complètement à l’original. À notre avis, il s'agit d'un cas d’innovation marginale ou d'imitation innovatrice.

Bien évidemment, les producteurs expriment des doutes. Certains craignent que l'imitation nuise à la compétition des membres du district. Ils argumentent que la création de produits similaires et bon marché exerce un impact négatif sur les entreprises ayant des produits du même type mais de bonne qualité.

‘Souvent quand nous arrivons à fabriquer un nouveau produit et que nous le vendons bien sur le marché du village, d'autres familles l'imitent. Avec l'imitation, elles vendent souvent leurs produits à un pris moins important que le nôtre, bien que la qualité de leurs produits ne soit pas aussi bonne que la nôtre. Mais un prix moins cher nuit à notre production. Si d'autres ateliers dans le village ont quelque chose de nouveau, nous devons l'apprendre. Les nouveaux modèles, nous les avons rarement, nous nous basons surtout sur les demandes des clients. Par exemple un client nous demande de faire ce produit mais de taille plus ou moins importante. (Entretien N° 27, Famille)’ ‘Je suis la personne qui comprend le mieux ce problème parce que mes parents sont des gens dont les pensées appartiennent au passé où il n'y avait pas de commerce. Je vais encore à l'école mais si je faisais des affaires, je le ferais différemment. Moi, je veux commencer par la première étape. Mais mes parents ne veulent pas fabriquer des produits à partir d’un produit de référence, ils préfèrent fabriquer des produits auxquels ils sont habitués. Quand une société vient chez nous et nous demande de fabriquer des produits sur la base d'un produit de référence, ils n'acceptent pas. Mais ce serait intéressant si elle apportait le dessin du produit, nous commencerions dès la première étape. Aujourd’hui, nous réalisons ce que les entreprises nous demandent, de telle façon, et nous n'avons pas de bénéfices. Parce que les entrepreneurs sont d'origine de Bát Trang, ils ont aussi leurs fours, ils peuvent alors calculer le coût de production d'un produit. C'est eux qui décident le profit que nous gagnons. J'affirme qu'ils sont capables de le calculer, c'est pourquoi nous ne gagnons pas beaucoup avec cette fabrication. Les entreprises intermédiaires prennent déjà leur part et nous ne laissent pas grande chose. (Entretien N° 36, Famille)’

Selon une autre opinion, la stratégie de développement du produit axée sur la seule imitation ne se donne pas de résultats à long terme car les produits imités doivent toujours rattraper les produits originaux. En effet,pour les petits producteurs, l’imitation est à l’origine de la relation sous-traitante avec les grandes entreprises. Auparavant, les familles ne prenaient jamais en compte la conception des modèles, tout était décidé par les entreprises. Les familles recevaient des échantillons et les reproduisaient dans leur atelier. Cela a duré des années, elles n'ont pas pris l'habitude de créer elles-mêmes de nouveaux produits, l'imitation constitue donc pour ces familles la solution optimale à ce problème.

Lorsqu’un atelier de production devient autonome en matière de développement de nouveaux produits, il devient très compétitif sur le marché grâce à ses propres produits. Le fait d’être dépendant des autres firmes et familles prive les producteurs de leur avantage compétitif lors de la négociation commerciale avec les clients, notamment si ces derniers sont capables d'estimer de façon rudimentaire le coût de production. Tous ces signes justifient – pour améliorer la création de nouveaux produits – la mobilisation de plusieurs ressources, la valorisation des relations universités-villages de métier plutôt que celle des expériences vécues des artisans. Prenant conscience de ces problèmes, les entreprises s'orientent au fur et à mesure vers un développement à long terme et vers des activités qui offrent une meilleure compétitivité.

‘Aujourd'hui on doit avoir des connaissances pour pouvoir rester dans ce métier. Ce n'est plus comme auparavant, tout le monde pouvait l'exercer. Mes amis dans ce village, ils m'ont dit qu'ils devaient faire des études d'art, à l'Université des Beaux-Arts industriels ou à l'Ecole des Beaux-Arts par exemple. Ils retourneront ensuite travailler à Bát Trang, c'est une nouvelle orientation à suivre. Ils retourneront fabriquer des produits céramiques mais à un niveau plus élevé, pas comme leurs parents dans le passé. Ceci ne veut pas dire qu'ils ne suivent le métier de leurs parents, ils continuent toujours le métier mais à un niveau plus perfectionné, pas comme auparavant, les générations précédentes avaient les pensées très simples, elles se contentaient d'accomplir les travails manuels. (Entretien N° 36, Famille)’

Bien qu'il ne donne pas des résultats exceptionnels, l'apprentissage par l'imitation reste une caractéristique importante du district industriel. Pourtant, nous partageons l'avis de certains auteurs : l'imitation n'est pas une solution efficace et à long terme. John Kay429 affirme que le succès économique n’est pas d’imiter la réussite des autres mais de réussir ce qu’ils ne parviennent pas à faire ou ne font pas encore. Mais les villages de métier en transition comme Bát Trang ont besoin d’aide sur ce point, pour un développement durable reposant sur leur propre capacité.

Notes
425.

HOBDAY M. (2000), “East versus Southeast Asian Innovation System : Comparing OEM - and TNC-led Growth in Electronic”, in L. Kim and R.R. Nelson, Technology, Learning and Innovation: Experience of Newly Industrializing Economies, Cambridge University Press, p. 129-169.

426.

FAGERBERG J., op. cit.

427.

La Tenscent Company (Chine) a adapté le logiciel ICQ (de Mirabilis) dans des conditions propres à la Chine. Elle a commencé par des recherches sur l'utilisation de la langue chinoise dans le logiciel, puis les versions ultérieures du logiciel ont changé en Open ICQ (OICQ et QQ plus tard). Le nombre actuel des utilisateurs de OICQ s'élève à 130 millions, dont 50 millions d’utilisateurs réguliers. La Tenscent Company occupe 95 % des parts de marché en Chine, et se classe au premier rang en Asie dans le domaine des messages instantanés, et au troisième rang dans le monde, après AOL et AIM. Pour des informations plus détaillées, cf. Guangya Xie et al. (2006), Imitation innovation in China: a case study of the software industry, PICMET 2006 proceeding, 9–13 July, Istanbul, Turkey.

428.

Nous recourons ici au terme « contexte » pour désigner les conditions humaines, techniques et technologiques... de chaque entreprise et atelier de production. Ces conditions différentes peuvent donner naissance à des produits différents.

429.

KAY John (1995), Why firms succeed, Oxford University Press, Oxford and New York. 326p.