1. La tradition du district : l’informalité et le capital social

1.1 Economies en transition : des relations informelles aux transactions formalisées

Au cours des dernières années, une grande attention a été portée à la transformation des économies de l'Europe de l’Est et de l'ancienne union soviétique. Cependant, une demande croissante d’assistance technique et d’expertise vient également de pays asiatiques tels que la Chine, la Mongolie, le Vietnam, le Laos ou le Cambodge. En outre, les milieux d'affaires sont de plus en plus intéressés par des occasions d'investissement et de vente dans ces pays. Bien que les dispositifs structuraux des économies asiatiques en transition soient très différents de ceux des pays européens orientaux, ces économies sont dans des contextes similaires. Après l’effondrement du bloc soviétique en 1989, le Vietnam a perdu un flux d’échange important avec les pays COMECON et a subi une dette extérieure non négligeable, un problème difficile à régler dans les années 1990. Par ailleurs, à cause d’une gestion de l’économie nationale basée sur une planification centralisée de type soviétique, les performances économiques du Vietnam étaient mauvaises (manque de biens de consommation, inflation chronique)435. Pour réagir, des réformes ont été engagées dès 1985, et officiellement proclamées en 1986 lors du VIe Congrès du Parti Communiste. Le taux d’inflation a baissé en 1990 et 1991, (un peu plus de 60 % contre 400 % pour la période précédente) et il a continué de baisser considérablement dans les années suivantes. Pendant les années 1990, plusieurs pays occidentaux ont manifesté un fort intérêt pour ce pays à la croissance économique très rapide (toujours supérieure à 5 % par an depuis la transition, atteignant le sommet de 9,5 % en 1995). Au moment du VIIIe Congrès du Parti Communiste en 1996, le Vietnam semblait prêt à joindre les Tigres et Dragons de l’Asie. Après un déclin entre 1997-1998, l’économie a repris avec un taux de croissance d’environ 4 %, qui a atteint 6-7% en 2000. Depuis la mise en œuvre du Doi Moi, le Vietnam a enregistré de très grands succès malgré l’existence de multiples difficultés. L’ouverture a apporté au PIB national des parts importantes en provenance de l’investissement étranger.

Cependant, comme dans d’autres économies en transition, les entreprises vietnamiennes sont confrontées à de nombreuses difficultés. Le passage d’une économie étatique à une économie de marché a entraîné des changements rapides sur le plan politique, économique et institutionnel. Les institutions anciennes ont du s’adapter aux nouveaux défis. Dans un contexte où les facteurs ne sont pas officialisés ni codifiés, les entreprises ont tendance à s’associer pour résoudre les imperfections institutionnelles (Woodruff et MacMilan, 2001)436. L’obtention de conventions entre entreprises et partenaires (établissements publics, sociétés et autres organisations...) est de plus en plus difficile (Williamson, 1975)437. Dans ce contexte, les conventions et échanges économiques se réalisent à partir de relations durables. Ce qui contribue à la création d’institutions informelles régissant les relations économiques (Granovetter, 1985)438 ; une des stratégies raisonnables des entreprises est de développer leur propre réseau de relations informelles (Manolova et Yan, 2002)439.

L'informalité au Vietnam se traduit, selon Tenev S. et al. sous deux formes : le recours à l'argent liquide dans la plupart des échanges commerciaux et l'engagement de travailleurs sans contrat de travail440. Les estimations du IMF (2002)441 montrent que 35 % de la monnaie au Vietnam circule hors du réseau bancaire, un pourcentage relativement important en comparaison avec le critère international. Selon les calculs réalisés par le ministère du Commerce américain, 50 % des échanges commerciaux sont traités en billets de banque, sans l’intermédiaire des banques (Vietnam Commercial Guide FY2002). Dans leurs recherches, Tenev S. et al. (2003) constatent également que les transactions en argent liquide sont une forme d'échange appréciée dans le secteur privé : un tiers des entreprises interviewées réalisent 20 % de leurs transactions par l'intermédiaire de la banque et seules 45 % des entreprises passent par la banque pour plus de 60 % de leurs transactions. Les auteurs pensent également que les entreprises du secteur privé se servent plus fréquemment des transactions en argent liquide que les entreprises étatiques.

L'autre aspect de l'informalité au Vietnam se trouve dans les relations de travail. Le Vietnam figure parmi les pays ayant le plus de dispositions relatives au travail (il se classe au 14e rang parmi 104 pays). Le respect de ces règlements laisse pourtant à désirer. Les chiffres que fournit Besler (2000)442 montrent que 4 millions de travailleurs seulement, dont 380 000 dans le secteur privé, sur une population active de 40 millions, ont une sécurité sociale. Les études menées par le MPDFdessinent aussi un tableau similaire sur l'utilisation descontrats de travail dans les entreprises du secteur privé443. Toujours selon les résultats de ces études, environ 6 % des entreprises ne signent pas de contrats de travail avec leurs employés et 23 % d'entre elles signent des contrats journaliers ou mensuels. Selon les estimations, environ 30 % des travailleurs dans les manufactures assurent des travails saisonniers ou à temps partiel.

Quant aux villages de métier, l'informalité dans les relations de travail se manifeste de plus en plus dans les relations dans le commerce et la production. L'absence d'un marché du travail structuré et le non respect de la loi du travail dans ces villages constituent la cause majeure de la faiblesse de la gestion du personnel. Les contrats de travail sont souvent conclus oralement, les intérêts des travailleurs (assurance de travail, sécurité sociale) ne sont guère respectés.

‘…la plupart de mes employés sont des travailleurs saisonniers, aujourd'hui ils travaillent pour moi, demain ils travaillent pour d'autres personnes. Cela veut dire que les travailleurs formés dans mon atelier peuvent m'abandonner facilement faute de contraintes, de contrat : je vous rémunère le jour où vous travaillez pour moi. (Entretien N° 18, Famille)’

La situation est pareille à Bát Trangoù, malgré des améliorations significatives, les contrats par voie orale semblent rester le premier choix, notamment entre les ateliers du village. La convention orale ne s'applique pas seulement aux relations de travail mais aussi aux échanges commerciaux

‘…ce sont souvent des contrats oraux. S'il s'agit d'un client fidèle, il peut nous payer une partie et nous devoir le reste. Si nous ne connaissons pas le client, les échanges se réalisent par l'intermédiaire de la banque, les deux parties ouvriront leurs comptes bancaires et signent un contrat verbal, les préjudices sont à la charge de la partie qui ne respecte pas le contrat. Mais les choses ne se passent comme ça que dans les affaires avec les étrangers. Nous n'avons pas besoin de la banque dans les échanges avec les Vietnamiens résidant à l'étranger car nous devrons payer des frais bancaires assez importants. Dans la production, on ne sait pas quelle partie doit opter pour une position moins avantageuse, mais si c'est notre partie, on n'aura pas plus d'intérêts. Les Vietnamiens résidant à l'étranger ont souvent leurs proches dans le pays, il leur suffit de nous passer la commande, une fois qu'ils reçoivent la livraison, ils envoient de l'argent à leurs proches au Vietnam pour nous payer. (Entretien N° 18, Famille)’ ‘Avant le Doi Moï, le client venait chez nous et nous lui vendions nos produits sans contrat ni engagement. Il nous disait « vous gardez pour moi le prochain lot de produits », et nous fabriquions une quantité plus importante pour lui vendre. Aujourd'hui, nous devons signer un contrat avec le client. (Entretien N° 13, Entreprise)’

L'habitude de se mettre d'accord oralement dans les affaires a pour origine partielle la conduite traditionnelle dans les milieux ruraux : les habitants mettent l'accent sur « le sentiment » dans leurs relations sociales. Dans le cadre d'un échange commercial, une fois que les deux parties ont suffisamment confiance l'une envers l'autre, l'élaboration d'un contrat verbal ne s'avère plus nécessaire. Pourtant, avec le passage à l'économie de marché, avec la présence d’éléments différents, les relations dans le travail et le commerce à Bát Trangse normalisent et s'officialisent progressivement. La conclusion des contrats devient une règle de plus en plus répandue, notamment pour les entreprises ayant des clients étrangers.

‘Peu de dispositions juridiques sont appliquées à Bát Trang parce qu'avant nous n'avions que des clients fidèles, des connaissances, on se mettait souvent d'accord par voie orale. Le client venait, il nous demandait de lui fabriquer 200 produits par exemple, sans aucun papier et nous nous lancions dans la fabrication. Sans contrat verbal, nous avons perdu pas mal d'argent dans les affaires avec les Coréens du Sud. Aujourd'hui, tout doit être écrit noir et blanc sur papier, cela a commencé il y a 5 à 7 ans quand nous avons commencé vraiment notre commerce. Souvent, les entreprises signent seulement des contrats avec les étrangers, et nous devons accepter ce qu'elles disent en tant que sous-traitants. Si l'entreprise dit que le client ne paie pas encore, nous devons alors attendre. (Entretien N° 36, Famille)’ ‘Avant nous avions aussi des contrats mais ils étaient très simples, pas comme aujourd'hui. Aujourd'hui, si nous procédons à des papiers comme ça, avant la conclusion des contrats, nous devons même demander la garantie de la banque. Avant, même au cas où on portait plainte contre le client, avec seulement le contrat [oral], il nous était difficile d'avoir notre argent. (Entretien N° 25, Firme)’

La confiance mutuelle entre les ateliers de production est née de longues relations de partenariat des entreprises (McMillan et Woodruff, 1999). La valeur des créances de l’entreprise est proportionnelle au nombre des années des relations. Si une entreprise connaît un client depuis plus de deux ans, elle lui accorde une créance plus importante que celle accordée à un nouveau client. Aller voir les clients ou les fournisseurs avant la conclusion d'un contrat permet également de consolider ces relations de partenariat entre les entreprises.

‘On doit bien sûr accorder des avantages à des clients fidèles importants car dans le commerce plus la quantité commandée est importante plus le prix de vente baisse parce qu'il n'y a plus d'amortissement. En revanche, pour notre part, nous recevons aussi des avantages financiers, nos clients fidèles importants sont toujours prêts à investir si nous en avons besoin. Avant nous n'avions pas assez de conditions pour accorder des avantages comme aujourd'hui, la situation est évidemment bien différente de celle de 10 années auparavant. Pour les clients qui viennent de loin, nous pouvons les inviter à voyager, quelque chose comme ça. Aujourd'hui, les relations sont plus ouvertes. (Entretien N° 10, Entreprise)’ ‘Mais oui, nous devons accepter des créances bien que le client ne soit pas originaire de Bát Trang, mais comme nous maintenons les échanges commerciaux avec lui depuis des années, nous nous connaissons maintenant, de temps en temps il faut accepter des créances. Par exemple, il y a des moments où les produits ne se vendent pas bien, nous n'avons plus d'argent, le client nous dit qu'il revend les marchandises mais que pour lui aussi, le client n’a pas encore payé, alors il ne peut pas nous payer, mais nous continuons à lui vendre quand même, c'est pour le fidéliser. Nous ne notons que la quantité vendue et le prix. (Entretien N° 28, Famille)’ ‘…quand nous réalisons une sous-traitance, pour Hamico par exemple, la société peut nous aider si nous n'avons pas suffisamment de peinture, d’argile, de charbon de bois. De notre côté, nous pouvons aider aussi la société quand elle rencontre des difficultés, par exemple, la société doit nous pays à la fin de chaque mois, mais en cas de difficulté, le paiement peut être en retard de 15 à 20 jours, c'est aussi une sorte d'assistance. (Entretien N° 16, Famille)’

Les relations de longues date entre les entreprises servent à répondre à leurs besoins mais aussi à apaiser les conflits entre elles. Ces relations basées sur la confiance mutuelle constituent une condition sine qua non pour que les entreprises et ateliers de production résolvent les problèmes ou conflits survenus lors de la réalisation des contrats. Macaulay (Granovetter, 1985) affirme que les problèmes sont souvent résolus sans référence au contrat ou aux dispositions juridiques en vigueur. Même dans les cas où les deux parties signent un contrat comprenant des détails déterminant l'obligation du vendeur en cas de non respect des délais de livraison... elles traitent le problème comme si le contrat n'existait pas. Le réseau de relations ne connecte pas seulement les cadres supérieurs dans la hiérarchie du pouvoir public mais aussi des personnes de tous les échelons. Malesky (2004) affirme aussi que peu d'entreprises au Vietnam ont des conflits concernant le contrat avec leurs clients et partenaires, et que même en cas de conflit, elles recourent rarement aux organes compétents pour les résoudre. La solution choisie par la plupart des entreprises est de procéder à des négociations directes avec leurs clients et partenaires. Elles pensent que les formalités judiciaires sont très compliquées et leur coûtent beaucoup de temps.

‘Je ne sais pas comment elles font vos entreprises, mais notre entreprise, nous signons des contrats avec la plupart des clients mais les contraintes ne sont pas vraiment strictes car l'entreprise et le client sont déjà comme des amis, les contrats ne constituent des contraintes administratives, sur papier. En réalité, les clauses des contrats sont très ouvertes, même dans le cas où nous signons déjà un contrat très strict, si on ne peut pas coopérer on doit laisser tomber. (Entretien N° 19, Entreprise)’

En réalité, l'informalité dans les relations entraîne aussi des conséquences négatives. La première, qui est d'ailleurs la plus fréquente, est le retard des paiements. Avec des contrats verbaux, les vendeurs dépendent parfois des acheteurs en termes de délais de règlement.

‘Le village de métier n'est pas comme votre entreprise. Dans votre entreprise, une fois que le contrat est signé, les délais de règlement doivent être respectés. Mais ici, il y a la présence de beaucoup d'intermédiaires dans un contrat, à l'échéance, ils ne nous paient pas, nous ne pouvons rien faire et devons l'accepter. Nous ne savons pas si les intermédiaires sont déjà payés pour pouvoir nous payer par la suite, mais à l'échéance, ils ne nous paient pas, c'est ça la difficulté parce que ce ne sont que des intermédiaires. Les poursuites judiciaires ne font que perdre de l'argent et du temps. Quand on se trouve dans un village de métier, on doit l'accepter, quand on nous demande d'attendre pour être payés, nous ne pouvons pas faire autre chose qu'attendre. (Entretien N° 38, Famille)’ ‘Par exemple, quand nous avons du travail, ça tombe juste au moment où tout le village a aussi du travail, il nous est très difficile d'avoir suffisamment de main d'œuvre, ou bien ça tombe au moment des récoltes, or les travailleurs ici sont tous paysans, ils refusent le travail quand les récoltes arrivent. Il nous est arrivé des moments très difficiles et malheureux à cause de cette situation, nous devons leur dire : « je peux payer une partie les personnes qui vous remplacent pour les travails des champs et vous restez travailler pour moi » afin de pouvoir réaliser les contrats. Nous sommes dans l'obligation de le faire pour entretenir notre confiance et notre prestige auprès des clients, les contrats déjà signés ne peuvent pas ne pas être réalisés. (Entretien N° 13, Entreprise)’

L'autre conséquence de l'informalité dans les relations de travail est que les entreprises ont du mal à fidéliser leurs travailleurs à la saison des récoltes. À ce moment, une grande partie des travailleurs dans les villages de métier rentrent dans leurs villages natals pour aider leurs familles. Les ateliers de production manquent alors de main d'œuvre (voir le témoignage ci-dessus). En général, les ateliers de production ne maintiennent qu'un nombre déterminé de travailleurs à temps plein, car les demandes sur le marché de céramique varient d'un moment à l'autre durant une année. En cas de besoin (notamment quand les demandes sont nombreuses ou à la fin de l'année), ils recrutent des travailleurs à temps partiel ou saisonniers. Les emplois créés ne sont pas suffisamment réguliers, les travailleurs dans les villages de métier doivent participer donc à la fois à la production agricole et artisanale. Les études menées par le JICA et le MARD (2004) montrent que le temps de travail dans les villages de production céramique est moins important que dans d'autres villages de métier. Les hommes travaillent en moyenne 9 mois sur 12 contre 6 mois pour les femmes444.

Notes
435.

Jean Paul Azam (1995), Le Vietnam en transition : stabilisation et croissance, Centre de développement de l’OCDE (version préliminaire).

436.

Woodruff et MacMilan (2001), op. cit.

437.

Williamson O. (1985), Markets and Hierarchies, NY Free Press.

438.

Granovetter, M. (1985). “Economic Action and the Problem of Embeddedness”, American Journal of Sociology 91: 481-510

439.

Manolova, T.S. & Yan, A. (2002), “Institutional constraints and strategic responses of new and small firms in a transforming economy: The case of Bulgaria”. International Small Business Journal. 20(2): 163-184.

440.

TENEV S. et al (2003), Informality and the Playing Field in Vietnam’s Business Sector, The World Bank and The International Finance Corporation, Washington D.C., United States.

441.

IMF (2002), Vietnam: Selected Issues and Statistical Appendix. Washington, D.C.

442.

Belser, P. (2000), Vietnam: On the Road to Labor-Intensive Growth?. Background Paper for the Vietnam Development Report 2000. Washington, D.C.: World Bank.

443.

Cf. une vingtaine de documents de travail publiés dans le cadre de la discussion sur le secteur privé au Vietnam, animé par MPDF, un projet financé par IFC, Banque Mondiale, Hanoï.

444.

Cf. chapître I ‘ESSOR DES VILLAGES DE METIER AU VIETNAM’ pour une comparaison plus détaillée.