2.1. De l’univers fermé à une société ouverte

Nous envisageons, dans cette partie, de prouver que Bát Trang manifeste des signes d'ouverture en comparaison avec d'autres sociétés rurales traditionnelles. Cette ouverture n'a pas eu lieu d’un seul coup, à un moment déterminé, mais elle a été progressive tout au long de l’histoire. Certains villages de campagne, dont Bát Trang,ont ouvert leurs portes à l’international, sous l'effet de la politique Doi Moi, pour se mettre en contact avec le monde extérieur. Fargerberg (2003)470 parle d'ouverture (openess) c’est l'un des éléments primordiaux permettant le renouveau. Pour notre part, nous pensons que l'ouverture progressive du Vietnam – et de Bát Trang– constitue une condition sine qua non des changements positifs dans les échanges commerciaux, les technologies... Les questions du mariage des artisans, d'apprentissage du métier, d'échanges commerciaux, d'exportation seront analysées comme des preuves solides de l'ouverture à Bát Trang.

N'étant pas différent des autres villages traditionnels, Bát Trangconserve les particularités d'une société fermée qui se manifestent le plus dans le mariage des artisans et l'apprentissage du métier (Phan Huu Dat, 1977)471. Dans la plupart des villages de métier traditionnels, le mariage se passe essentiellement entre les filles et garçons du même village. Il arrive que les hommes de Bát Trang se marient avec des filles d'autres villages mais les mariages entre les filles et les hommes d'autres villages sont rares. Les villageois parlent de ce phénomène comme de « l'irradiation du métier de la céramique », ils pensent que l'ouverture des mariages à d'autres villages fait propager le métier.

‘Après la guerre, le village de Giang Cao a créé aussi sa coopérative où travaillaient beaucoup de ses habitants. Les autres travaillaient pour les entreprises de céramique de Bát Trang. Les habitants de Giang Cao, après avoir acquis suffisamment d'expérience dans le métier sont revenus dans leur village pour commencer leur production. Ce phénomène et le changement dans la tendance des mariages (les garçons d'un village peuvent se marier avec les filles d'un autre village ; le métier n'était pas appris, dans le passé, aux filles de Bát Trang) s'accentuent de plus en plus. En comparaison avec Bát Trang, Giang Cao a plus d'avantages de transport car il se trouve à proximité des grands axes de communication, ses habitants peuvent donc bien développer leur commerce. Ils vendent des produits fabriqués à Bát Trang aux commerçants et gagnent des profits. (Association de la céramique de Bát Trang)’

Le changement relatif au transfert du métier d'une génération à l'autre constitue une autre preuve qui confirme l'ouverture de ce village. Avant, les villageois n'apprenaient pas le métier à ceux qui n’habitaient pas à Bát Trang,même à des membres de leur parenté. Le secret du métier ne devait pas être révélé. Ces principes ont plus ou moins changé avec le temps, notamment en raison du fort développement de la production, qui nécessite une main d'œuvre nombreuse. Chaque matin, un marché du travail se tient à Bát Trang, où les fabricants peuvent trouver des travailleurs en fonction du travail demandé. Les gens de Bát Trangsont aujourd'hui pour la plupart les propriétaires des fours ou les gérants des ateliers de production, ils doivent guider quotidiennement les nouveaux travailleurs dans certaines tâches. Ils ne gardent pour eux que certains secrets vitaux du métier, tels que le mélange de l'émail... les autres étapes de production sont apprises aux travailleurs. C'est grâce à ce changement qu'un certain nombre de travailleurs, après avoir travaillé à Bát Trangpendant un certain temps, ont pu créer leurs propres ateliers de production. La production de céramique s’est propagée non seulement dans le village voisin (Giang Cao) mais également dans d’autres communes, comme Da Ton, Kim Lan, Dong Du, Xuan Quan... Cette diffusion s’est d'autant plus intensifiée que la discrimination envers les immigrants devient moins dure. Dans le passé, les immigrants n'étaient pas considérés comme des membres de la communauté et rencontraient de nombreuses difficultés dans leur vie, leur mariage...

‘Avant, c'était très dur pour moi d'exercer mon métier, les gens me dénigraient (pour ne pas être d'origine de Bát Trang) me méprisaient, disant que que mes produits ne pouvaient qu'« être vendus aux chiens » tandis qu'ils fabriquaient en masse. Moi je n'ai pas besoin d'eux, j'exploitais de l’argile sur place, à Bát Trang. Je suis d'origine de Nam Dan, Nghe An, ici c'est le village d'origine de ma femme. Les gens sont jaloux de moi parce qu'il y a des choses que je peux faire mais les autres n'y arrivent pas, mais c'est un certain nombre de gens seulement. (Entretien N° 2, Artiste)’

Cette discrimination était très forte dans la société rurale traditionnelle du Vietnam, où les villages préservent leurs valeurs de façon conservatrice. Les immigrants se considèraient comme inférieurs aux villageois authentiques. La discrimination visait les immigrants, mais aussi leurs descendants comme l’écrit Popkin.

‘Clearly, the concept of village citizenship was important, for the insider - outsider distinction was sharply drawn, and the outsiders - who included transients, refugees, the poor or even men who had moved to the village following marriage to an insider - were decidedly inferior position. Pressures to keep outsiders from entering the village were strong and serve to keep land in the hands of native villagers. One sanction against outsider was the tax a groom paid to the village on marrying a local woman, the tax being higher for ‘foreign’ men. Such an outsider was required to change his name if it were the same as that of a village native and thus make his ‘foreignness’’ clear to all. Even more important, an outsider who was allowed to live in a village had fewer rights to village possession than did insiders. His descendant, furthermore, might not receive full citizenship - and with it, the right to own property and be notable for several generation’472.’

Dans la société traditionnelle à Bát Trang, les échanges commerciaux étaient considérés comme le pont unique mettant le village en contact avec l'extérieur. Ayant une position géographique avantageuse, facilement accessible par voie fluviale, les produits de Bát Trangétaient achetés par des commerçants qui les revendaient aux quatre coins du pays. Bát Trangentretenait aussi de nombreux échanges avec les villages voisins : fourniture des matières premières (kaolin), de la main d'œuvre, du charbon de bois, du bois... Ces relations ont pris forme dans la société traditionnelle et ont contribué à une répartition rudimentaire des tâches entre les villages. Elles sont élargies selon le principe de spécialisation – qui est de plus en plus manifeste.

Les signes le plus récents traduisant l'ouverture de Bát Trangsont le développement de la relation intervillage – en cherchant à créer nouveaux produits – et la présence des clients étrangers. Les produits de haute qualité et les articles artistiques sont souvent fabriqués par des grandes entreprises et des artisans réputés, alors que les producteurs de niveau inférieur ciblent les produits de consommation. Pourtant, dans la mesure où le marché pour les produits céramiques connaît, dans une certaine mesure, la saturation, la tendance à créer de nouveaux produits par la combinaison de différents produits artisanaux prend son essor. Les fabricants allient la céramique au rotin, au bambou... et ces produits sont en train d'affirmer peu à peu leur place sur le marché473. Les changements à Bát Trangsont encore plus poussés par l’existence de nouvelles chaînes de communication, comme Internet, la télévision, le câble… Cette tendance a été bien montrée par Luong Van Hy, qui a analysé la transformation rurale en général.

‘À growing portion of the Vietnamese rural population has participated more actively in the cash nexus of the market economy in Vietnam and beyond, while international and private domestic capital have played an increasing role in the economy and society. À significant number of Vietnamese have also gained greater exposure to the global capitalist system through television, the Internet, satellite disks, and overseas travel for work or leisure.474

Cependant, cette ouverture de Bát Trangrisque d’être ralentie par le localisme, un caractère inhérent au village traditionnel vietnamien. D’abord en raison d’un conflit persistant entre Giang Cao et Bát Trang(problèmeque nous avons précédemment abordé dans le. chapitre 3). John Kleinen, dans ses travaux sur l’évolution d’un village du Delta du fleuve Rouge, montre à quel point le conflit entre les villages voisins peut être aigu.

‘…in their private conversations, the villagers of Lang To generally used nicknames when referring to other villages around them. Their direct neighbour Dong Nhan is called ‘goose shit” (cut ngong), probably because this village at one time was allied with another village further away known for it duck breeding and with which Lang To had a feud. The biggest village in the are where party cadre dominated the local politics of the commune since 1945 is called “longan peel or skin” (vo nhan). The origin of this name refers to garden with this fruit. Lang To itself refered by outsiders as “blistered potatoes” (khoai san), mainly because of its alleged poverty in the past. (p.10)’

Le conflit entre Giang Cao et Bát Trang repose toujours sur la question sur l’origine du métier. Il nous semble que les gens du vieux village de Bát Trangne souhaitent pas un développement si fort du métier à l’extérieur du village. Le localisme peut empêcher les gens d’avoir une référence externe (ils croient que leurs produits sont les meilleurs et authentiques), limiter leur capacité d’action et d’innovation.

Notes
470.

Fargerberg (2003), op. cit.

471.

Phan Huu Dat (1977), « Vài tài liệu về làng gốm Bát Tràng trước cách mạng tháng Tám » [Quelques documents sur le village céramique Bát Trang avant la révolution d’Août 1945], trong Nông thôn Việt nam trong lịch sử (tập I), Nxb Khoa học xã hội, Hà Nội.

472.

POPKIN Samuel L. (1979), The rational peasant: the political economy of rural society in Vietnam, University of California Press, Los Angeles. p. 89.

473.

Des analyses en détails de cette question ont été réalisées dans le chapitre précédent.

474.

Luong Van Hy (2007), «The restructuring of Vietnames nationalism: 1954-2006 », Pacific Affairs, Vol. 80, No. 3: 439-453.