2.2.2.2 La transformation de la relation sous-traitante : de la stratégie défensive à la stratégie offensive des ménages

Nous avons analysé, dans notre 3e chapitre, la relation de sous-traitance entre les entreprises étatiques et les familles. Auparavant, les entreprises d'État fournissaient toutes les matières premières nécessaires à la production aux familles, qui n'assuraient que les étapes de production et étaient rémunérées pour ce travail491. En cas de nécessité, les entreprises pouvaient même venir en aide aux familles en leur fournissant du personnel, en particulier de la main d'œuvre qualifiée. Cette relation s’est maintenue jusqu'à nos jours, bien que sa nature se soit considérablement transformée. D'une part, cette relation relie les familles aux entreprises étatiques, mais aussi aux entreprises du secteur privé. Les entreprises jouent le rôle des commerçants intermédiaires, achetant les produits fabriqués par des familles pour les revendre sur le marché (domestique ou étranger). D'autre part, la relation est beaucoup plus caractérisée par le marché, les familles doivent payer les matières premières, les combustibles, la main d'œuvre... alors que les entreprises ne s'intéressent plus qu'aux produits finis. Dans ce modèle de production, les entreprises bénéficient des ressources financières, des technologies et aussi de l'habileté des artisans pour répondre aux commandes de leurs clients sans devoir développer leurs activités.

‘Auparavant les entreprises payaient le charbon, la terre, maintenant c'est rare. Elles peuvent financer l’argile, et nous devons payer du gaz car le gaz est cher et les capitaux nécessaires pour le gaz sont très importants. (Entretien N° 38, Famille)’ ‘Avant quand nous utilisions encore des fours verticaux en briques, les entreprises se chargeaient de former des dessinateurs et tourneurs (puisque peu de gens pouvaient le faire). Et puis, quand nous réalisions la sous-traitance, elles mettaient à notre disposition un personnel suffisant (dessinateurs et tourneurs) pour notre travail. Maintenant, ça ne se passe plus comme ça, un grand nombre de travailleurs peuvent assurer ce travail. Il nous suffit de chercher les personnes, par différentes façons, via des connaissances qui peuvent nous communiquer, par exemple, « il y a un monsieur, un tourneur, qui cherche un travail », et nous contactons la personne. (Entretien N° 38, Famille)’

Grâce à cette relation, les familles commencent à marquer de leur présence la chaîne de valeur de la production internationale. À Bát Trang, la création d'entreprises a généralement pour but d'exporter des produits à l'étranger – bien que la structure des entreprises comprenne toujours des ateliers de production – mais dans bien des cas (quand le délai de livraison est urgent, que la quantité demandée est importante) les entreprises doivent demander de l'aide auprès des familles. C'est la raison pour laquelle une quantité certaine des produits fabriqués par des familles est exportée à l'étranger. L'important est que les familles mesurent bien leur capacité de production pour réaliser avec succès la sous-traitance demandée par les entreprises en ce qui concerne la quantité des produits ainsi que le délai de livraison.

‘Quant aux produits destinés à l'exportation, nous attendons des entreprises qui reçoivent des contrats qu'elles nous passent la sous-traitance. Comme nous sommes leur partenaire, chaque fois qu'elles ont des contrats, elles nous passent la production. Ces entreprises sont nos connaissances de longue date, leurs entrepreneurs sont d'origine de Bát Trang, comme nous les connaissons depuis longtemps, nous ne devons pas partir à la recherche des contrats. Ce sont les gens du village, ils créent des entreprises, s'ils ont beaucoup de contrats, ils nous emploient. (Entretien No.36, Famille)’ ‘Les gens nous amènent le modèle, nous le fabriquons, nous décidons de la quantité des produits fabriqués pour un délai déterminé, ils peuvent aussi demander à d'autres familles si nous ne pouvons pas assurer toute la quantité demandée. Nous ne pouvons pas assurer une grande quantité parce que notre four est petit. Quand aux contrats, ça dépend, il y a des contrats que nous réalisons en un mois, mais il y a aussi ceux qui nécessitent toute une année. (Entretien N° 29, Famille)’ ‘Comme nous ne signons pas nous-mêmes des contrats, nous venons chaque mois voir les entreprises pour savoir la quantité que nous pouvons produire pour ce mois-là. En général, nous calculons pour savoir le nombre que nous pouvons fabriquer en un mois, si nous voyons que nous sommes capables de fabriquer 3000 ou 4000 produits, nous leur communiquons cette quantité, nous ne prenons jamais une quantité qui dépasse notre capacité, sauf dans le cas où nous avons beaucoup de produits défectueux, il nous faut alors demander de la place disponible dans les fours des autres familles. (Entretien N° 38, Famille)’

Pourtant, plusieurs familles s'aperçoivent dans cette relation que les entreprises sont toujours en retard dans le paiement, ce qui leur empêche de mettre leurs capitaux en circulation régulière. Ce retard de paiement pose des problèmes aux familles, notamment à celles n'ayant pas des capitaux suffisamment importants pour la production. Nous pensons qu'il s'agit d'une situation commune à tous les villages de métier, et l'informalité entre les familles et entreprises492 est l'une de ses raisons. Nous savons que les entrepreneurs et les familles sont tous membres du village, ils se connaissent depuis très longtemps, leur relation est alors fondée sur la confiance mutuelle et dans bien des cas le contrat écrit est jugé non nécessaire. Un carnet de livraison et de réception des marchandises peut exister pour le bilan mensuel. Ces conditions peu contraignantes peuvent provoquer le retard des paiements. Du point de vue des familles, ce problème semble se résoudre dans une certaine mesure quand le contact direct avec des clients est établi de plus en plus fréquemment.

‘Maintenant, nous discutons directement avec les clients, à la conclusion du contrat, ils nous paient 50 % de la valeur du contrat, le reste est réglé à la livraison. Quant aux entreprises intermédiaires, elles imposent toujours le prix, nous préférons négocier directement avec les clients. (Entretien N° 31, Famille)’

Cette relation entre familles et entreprises revêt un nouvel aspect ces dernières années. Plusieurs familles, s'efforçant d'être de moins en moins dépendantes des entreprises, ont détourné leur production : elles ne réalisent plus la sous-traitance des produits destinés à l'exportation des entreprises, car selon leurs estimations, une telle sous-traitance ne fait pas circuler leurs capitaux et les bénéfices réalisés ne sont pas suffisamment importants. À la place de la sous-traitance, les familles disposant d'un kiosque au marché de Bát Trangfabriquent des produits qu’elles commercialisent sur ce marché. Cette action leur permet d'être plus autonomes dans la production et d'accéder directement au marché.

‘Ma famille ne faisait pas du commerce autrefois, mais à la création de ce marché de la céramique, nous avons décidé d'y avoir un kiosque. C'est le lieu pour présenter nos produits, mais c'est aussi la façon de nous libérer progressivement des entreprises pour trouver des clients à nous. Toutes les familles cherchent à avoir un produit spécialisé. Aujourd'hui, ma famille est polyvalente dans la production, nous pouvons fabriquer tout type de produits et n'avons pas encore notre produit spécialisé. (Entretien N° 36, Famille)’

Il existe cependant des situations où les entreprises décident de refaire la sélection de leurs familles satellites car pénétrer sur un nouveau marché signifie l'exigence de modèles appréciés, d’une qualité garantie... et un petit nombre de familles peuvent le satisfaire. Le directeur d'une grande entreprise exportatrice de Bát Tranga fait une conclusion globale sur le changement de cette relation.

‘Ce changement est dû à plusieurs raisons. D'une part, quand nous développons de nouveaux marchés, une partie des familles satellites peuvent répondre à nos exigences car elles améliorent leurs technologies de production, la technologie de cuisson change, les produits sont cuits dans un environnement de feu sain, elles restent alors des familles satellites de Quang Vinh. D'autre part, une autre partie des familles n'améliorent pas leurs technologies or nos marchés sont de plus en plus difficiles à satisfaire, une très bonne qualité des produits est demandée. Ainsi, pour ces familles, nous pouvons quand même continuer à acheter leurs produits qui sont ensuite exportés vers les marchés moins exigeants où les produits à prix moins élevé sont acceptés, les marchés de Corée du Sud ou de Taiwan par exemple. Et comme l'économie de marché se développe vite au Vietnam, un grand nombre des entreprises qui ont été créées après la nôtre mais elles sont très dynamiques, elles ont des clients très importants pour pouvoir dominer la production ici. Plusieurs parmi nos familles satellites, qui ont travaillé avec nous pendant des années, sont devenues riches et puissantes, elles ont aussi créé leurs propres entreprises. (Entretien filmé No. 6)’

Quelle que soit la situation, un net partage du marché de la céramique s'impose entre les entreprises et les ateliers familiaux de Bát Trang. Il y a des entreprises se spécialisant dans la production destinée à l'exportation et celles qui se concentrent sur le marché domestique. La plupart des familles s'orientent vers le marché intérieur ou celui de la sous-traitance des sociétés exportatrices. Concernant le marché étranger, un certain nombre de grandes entreprises tiennent un rôle de « locomotive » du village, elles signent des contrats et les passent en sous-traitance à leurs familles satellites. Avant le Doi Moi, ce modèle existait mais l'exportation dépendait totalement des sociétés étatiques. Aujourd'hui, les entreprises du secteur privé sont présentes dans ce processus d'exportation.

Les analyses de la relation entre entreprises et familles montrent que les familles ont plus ou moins changé leur orientation. Pendant des années précédant le Renouveau, dans la mesure où les familles dépendaient des entreprises, des coopératives de la région, elles n'avaient guère d'autonomie dans leurs activités de production et de commerce. Les matières premières, les modèles à fabriquer, le marché... étaient assurés par les entreprises et les coopératives. Il est à rappeler que l'État avait un monopole sur les échanges commerciaux – qui étaient de la compétence des entreprises publiques et des coopératives. Les familles pouvaient utiliser les matières premières restantes, non utilisées, après avoir achevé la sous-traitance des entreprises, pour fabriquer des produits qu’elles vendaient en cachette (Luong Van Hy, 1998).

Concernant le rapport de sous-traitance entre les familles et les entreprises, le premier groupe (familles) rencontre des difficultés dans la négociation de prix avec le deuxième groupe (entreprises). En réalité, les familles n'ont guère de choix, elles doivent accepter la sous-traitance. Si une famille refuse un contrat de sous-traitance, d'autres familles l'assureront. Pourtant, comme nous l'avons mentionné, les familles l'acceptent pour des raisons économiques – mais elles pourront profiter des matières premières restant de la sous-traitance. Elles se servent donc de leur position dépendante pour maximiser leurs profits tout en se satisfaisant des conditions de sous-traitance des entreprises.

À partir de la mise en place des politiques de renouveau, les macro-changements ont modifié la nature des relations entre familles et entreprises. La relation sous-traitante existe toujours mais les familles sont plus autonomes dans leur production et les entreprises tirent aussi profit de la relation : elles peuvent ainsi répondre à de grosses commandes sans devoir agrandir leurs activités, en profitant des capitaux, technologies et techniques des artisans. Ainsi, parallèlement à la politique d'encouragement de l'économie privée, les familles ont plus de choix dans la production. Elles peuvent rester familles « satellites » des entreprises etfabriquer en même temps leurs propres produits et les commercialiser directement sur le marché. Le fait de se présenter elles-mêmes sur le marché pose aussi à des familles des défis à relever. Elles ne reçoivent plus, de la part des entreprises, d'aides relatives aux matières premières et au marché mais elles sont par contre autonomes dans leur travail. Face à ces choix, les familles de Bát Trangse distinguent progressivement les unes des autres. Une partie d'entre elles continuent la sous-traitance des entreprises, les autres fabriquent des produits pour les revendre directement sur le marché. Le processus de changement de la relation entre les familles et les entreprises de la période avant Doi Moi à nos jours peut être considéré comme le passaged’une stratégie défensive à la stratégie offensive, stratégies décrites par Friedberg.

‘Les conduites de différents participants d’une relation de pouvoir englobent toujours deux dimensions contradictoires et complémentaires à la fois, et elles sont sous-tendues par deux stratégies simultanées. La première type offensif, vise à augmenter la prévisibilité des autres en réduisant leur marge de manœuvre, la seconde, de type défensive, vise simultanément pour chacun à diminuer sa prévisibilité en protégeant systématiquement et si possible, en étendant sa propre autonomie et marge de manœuvre.'(1993: 134)’

Notes
491.

Cf. Chapitre III. Organisation du district de Bat Trang.

492.

Cf. nos analyses sur l’informalité dans le district industriel dans la première partie de ce chapitre.