Conclusion

Nous avons essayé, dans le présent chapitre, de dessiner les principaux traits des changements à Bát Trang depuis la mise en place des politiques de renouveau. Les changements considérables se manifestent dans les relations de production ainsi que dans la structure sociale, c'est-à-dire, qu’il y a des changements dans 'la nature de travail, les relations sociales ainsi que le rapport au travail sont radicalement transformés' (ALTER, 2000: 120). Ce phénomène est aussi décrit en détails par Serge Moscovici dans ses recherches sur la zone de production de chapeaux. Selon lui, les changements en technologies et en mode de production entraîneraient certainement des changements dans l'organisation de la production et des relations sociales.

‘Il n’existe pas de transformation de l’une des dimensions du processus de production sans que celle-ci n’entraîne des effets en chaîne sur ses différentes composantes. Pour cette raison, on ne peut par exemple envisager les effets d’un changement technique sur la productivité du travail sans évaluer symétriquement les effets (voulu ou non voulu) de ce changement sur l’organisation du travail494. ’

En menant ses études sur la chapellerie, Moscovici495 a profondément analysé la transformation de la production artisanale à la production industrielle qui pourrait créer des changements dans la société. Les changements qui ont eu lieu dans la Haute Vallée de l’Aude se présentent sous trois aspects. Premièrement, le travail manuel est remplacé par les machines. Deuxièmement, la conception des produits n'est plus réalisée par les ateliers de production mais par les bureaux d’étude où travaillent les professionnels du métier. Troisièmement, la tâche des travailleurs est programmée et les travaux artisanaux traditionnels n'y trouvent plus leur place. Le nouvel environnement de travail demande aux ouvriers d'adopter des changements relatifs à eux-mêmes pour s'adapter à leur nouveau travail. Ainsi, ils ont perdu les techniques du métier ainsi que l'habileté qu'ils ont acquises durant toute la production artisanale.

‘'À travers cette réorganisation de l’univers des individus transperce l’idée d’une perte de la capacité professionnelle qui se dévalorise en même temps que les machines ou le métier. L’habileté du travailleur, ses connaissances deviennent inadéquates, la seule chose qui lui reste c’est son potentiel physique, qui lui seul peut le faire vivre. La transformation industrielle est sur le plan professionnel une perte est une régression car chacun est ramené à un état antérieure d’apprenti' (ibid. p. 206, italique dans l'original)’

Quant à la relation au travail, les changements cités la transforment également. Le rapport qui lie l'employeur à l'employé n'est plus convivial, il se caractérise par la société industrielle : par convention et conflit.

‘'Autrefois, le patron venait tous les jours, on pouvait s’exprimer comme un père de famille, librement. L’ouvrier été considéré… Il y au eu un époque où l’ouvrier était très libre vis-à-vis du patron. C’était un peu la pagaille. On allait à la douche quand on voulait. Les ouvriers allaient plus facilement trouver le patron personnellement. … L’ouvrier n’est plus considéré comme avant. Il n’existe pas pour le patron. Quand on demande une augmentation, on nous dit ‘si tu n’es pas content, va-t-en’. Cet état de choses existe depuis que le vieux patron, M. Pardies, est mort. Il comprenait l’ouvrier. Maintenant, ils sont devenus comme des patrons, ils nous ont muselés'. (Entretien cité dans Moscovici (1961: 101)’

Même parmi des ouvriers, on ne peut plus trouver des relations si conviviales comme autrefois. Un écart s'impose, le souci d'être au chômage les sépare et les démotive. Au lieu du travail saisonnier496, les travailleurs doivent chercher un travail plus stable malgré les conditions de travail plus difficiles et les heures de travail non convenables à leurs activités quotidiennes dans la famille. Ils ont peu de choix dans le travail et doivent accepter tout travail qui leur permet de nourrir leurs familles à cause du chômage. Pourtant, Moscovici pense que le chômage dans la région à l'époque est très sélectif et touche les groupes les plus vulnérables.

‘'Ce n’est pas une force aveugle qui frappe n’importe quel individu, n’importe quel fraction de la collectivité. Il rend encore plus pauvres les pauvres, plus vieux les vieux, plus chancelants ceux qui arrivent à vivre tant bien que mal.' (ibid. p. 161)’

Retournons à la situation de Bát Trang, rappelons-nous que Bát Trangest reconnu pour avoir une longue histoire de développement, au moins à partir de la fin du XIVè siècle ou au début du XVè siècle. Son développement commence par l'interaction continue entre les acteurs du milieu macro-politique et les micro-interventions des autorités locales et puis la participation des artisans et les entreprises solidement implantées et enfin sa présence sur les marchés étrangers. Les modèles de relations entre entreprises, familles et autorités locales,... ont aussi changé comme nous l'avons analysé. Les schémas ci-dessus, nous montrent plus clairement ces changements dans la configuration de Bát Trang. Cependant, ce processus ne s'arrête pas, la physionomie de Bát Trangcontinue à se transformer au long du temps et s’accroîtavec l'adhésion à l'OMC. Bát Trangpourrait connaître encore des changements structuro-relationnels car la municipalité de Hanoï envisage de déplacer les zones de production des quartiers d'habitation.

Notes
494.

ALTER N. (2000), L’innovation ordinaire, PUF coll.« sociologies », Paris, p. 121.

495.

MOSCOVICI S. (1961), op. cit.

496.

Ils font ce travail comme un travail complémentaire aux activités agricoles. cf. Moscovici (1961: 4)