Bát Trang, un village de métier traditionnel, typique du Vietnam

Une organisation marquée par une forte présence des PME indépendantes et des entreprises familiales. Concernant l’organisation du district, les villages de métier au Vietnam se caractérisent par la forte présence d’artisans spécialisés ainsi que de PME indépendantes opérant dans le même secteur d’activité. L’organisation du district se structure par le marché et non autour de la production comme dans le cas d’école italien. Bien sûr, il existe toujours une coopération verticale (sous forme de relation sous-traitante) entre les firmes et foyers : on distingue bien, dans le cas de Bát Trang, deux axes de production : l’un pour le marché domestique, l’autre pour l’exportation . Cette dichotomie s’est créée naturellement par le choix des entreprises ou familles, en fonction de leur capacité de production, de leurs moyens techniques et aussi de leur capital. Les firmes, diversement avantagées, ciblent plutôt les marchés régionaux ou internationaux, tandis que les foyers se contentent du marché domestique.

Une concentration en banlieue d’une grande mégapole comme Hanoï. Le choix de localisation des districts différent. La Troisième Italie a émergé dans un contexte où la production de masse était en position dominante. Le niveau de développement de ces régions était bien inférieur aux autres centres industriels italiens au Nord ou au Sud. Face cette contrainte, les acteurs locaux (gouvernement, industrie, institutions...) ont cherché des solutions pour renforcer la synergie locale pour un meilleur développement économique et social. Il nous semble que les districts de la Troisième Italie n’ont pas choisi la localité mais c’est cette dernière qui les a choisis. Dans le cas du district de Bát Trang, la formation et développement suit une trajectoire différente qui correspond plus ou moins à ce que décrivait Alfred Marshall. Selon cet auteur, il existe plusieurs raisons différentes à la création de districts mais elles sont surtout liées aux conditions matérielles et à la garantie de l’État498. Le premier aspect dans cette analyse est qu’une industrie se développe facilement si les conditions de transport, ainsi que les ressources en matières première, sont favorables… Le deuxième aspect de cette analyse montre par l’histoire que l’apparition de gens riches dans un endroit crée des besoins spécifiques, attire les ressources humaines de partout, ce qui entraîne une concentration des meilleurs travailleurs. Selon Marshall, les gouvernants d’un pays ( la Cour) amènent souvent les meilleurs travailleurs dans un nouveau lieu. La trajectoire de Bát Trang est marquée par trois interventions importantes : l’existence sur place une bonne source de matières premières, l’immigration des artisans et enfin, le soutien de la Cour.

Le fait d’être près de la capitale de Hanoï présente des avantages et aussi des inconvénients pour Bát Trang. La localisation de Bát Trang est avantageuse : il est facile d’y accéder par les voies fluviale et routière qui permettent un bon échange entre Bát Trang et les grands marchés (comme Hanoï). D’autre part, la proximité de Hanoï permet aux firmes de ce district de mobiliser des ressources spécifiques (humaines, technologiques…) de haute qualité pour leur développement. Enfin, il faut noter que les bonnes conditions de transport dont dispose Bát Trang résultent de l’investissement de la municipalité de Hanoï dont ce district industriel relève administrativement. Cependant, se situant au milieu rural, le district administratif de Bát Trang reçoit moins d’aides de la part des autorités locales que d’autres districts urbains. Très récemment, on a remis en question l’importance des villages de métier en mettant en place des politiques diverses favorables au développement de certains types de district industriel.

Une autre originalité de Bát Trang réside dans la relation dépendante entre les membres du district, englobant non seulement les échanges internes, mais aussi externes. À un niveau plus général, ce qui s’opère aujourd’hui à Bát Trang montre une synergie local des acteurs et en même temps une mobilisation des ressources externes qui méritent bien l’appellation de développement exogène qu’on a du mal à trouver dans le cas des districts Becattinien. L’ouverture vers l’extérieur de Bát Trang apporte une stratégie originale d’innovation des firmes. Nous avons montré dans le chapitre V que la logique d’innovation des pays occidentaux a été bouleversée. Les firmes cherchent toujours à adapter non seulement les produits mais aussi les technologies existantes au contexte particulier du Vietnam. Cela conduit a un produit ou une technologique moins chère et plus adaptable.

Quatrièmement, le cas Bát Trang nous apprend qu’ une intervention publique de l’autorité locale provoque une transition d’un développement spontané et endogène vers une forme plus organisée. Bát Trang est un district soumis à un cadre de plus en plus complexe résultant des politiques tant nationales que provinciales. Ce qu’on voit bien à travers les analyses des chapitres 2 et 4 est le passage d’un développement spontané vers une nouvelle étape plus organisée. Nous avons décrit et analysé les changements de la politique au niveau local et national en faveur de l’industrialisation rurale, dont fait partie l’industrie artisanale et les villages d’artisans. A ce stade de développement, l’industrialisation en milieu rural constitue un enjeu majeur des dirigeants vietnamiens car pour l’instant, la majorité de la population de ce pays habite dans ces zones. En promulguant de nouvelles directives, l’État a mis en place une politique d’aide au développement national qui est soutenue par des initiatives au niveau provincial, en fonction de leurs propres caractéristiques économiques et géographiques.

Tout au long de l’histoire, diverses politiques ont structuré les formes organisationnelles de production mais aussi l’essor des activités artisanales. Jusqu’à la période de colonisation française, l’intervention publique visait tout d’abord à répondre aux besoins de l’État central. La production artisanale à la période précoloniale se déroulait soit dans les ateliers de la Cour, soit dans les villages métier spécialisés. Cependant, ces activités ne sont pas librement développées car les produits servaient tout d’abord des demandes du système de Palais Royal. Les rois Nguyen ont mis en place les politiques très strictes, visant notamment à contrôler le nombre des artisans de chaque localité. En d’autres termes, chaque village disposait d’un quota d’artisans. L’influence de la colonisation française sur la production artisanale au Vietnam reste discutée. Les aspects importants de cette période sont la mise en place d’une politique d’exploration des matières premières, l’introduction de nouveaux métiers artisanaux et l’amélioration de l’infrastructure.

A partir des années 1960, Vietnam a réalisé une politique de collectivisation dans le but de construire une économie à grande production et de construire rapidement une société socialiste. A l’époque, seule la propriété collective et étatique était reconnue, le secteur privé n’existait que sous les formes clandestines. Cette politique majeure a entraîné une absence quasi absolue du secteur privé et la prédominance des coopératives de tout niveau. Les foyers d’artisans n’étaient plus considérés comme des unités de base de l’économie, ils étaient remplacés dans ce rôle par les coopératives. Cette politique a généré une grande inertie sociale et entraîné ainsi des conséquences économiques majeures. C’est un des facteurs qui ont poussé le Vietnam vers la réforme au début des années 1980. Le Doi Moi a supprimé les contraintes des relations productives et libéré la force du travail. Plusieurs formes organisationnelles ont vu le jour, notamment les types d’entreprises qui ne se limitent plus au secteur public ou collectif. Et en acceptant le processus de mondialisation, Vietnam a intégré progressivement le facteur international dans ses diverses stratégies.

Le dernier point est qu’à travers ses belles performances, Bát Trang a attiré l’attention des urbanistes locaux et des agences internationales de développement. Le transport routier a été amélioré par la mise en place une nouvelle route qui permet un accès direct au vieux village Bát Trang. La municipalité a mis en fonction une ligne de bus qui relie le centre de Hanoï au marché de la céramique de Bát Trang. Les firmes de Bát Trang bénéficient aussi de l’assistance technique d’organisations internationales à travers des projets variés : GTZ, DANIDA… qui nouent les liens entre les firmes et les nouvelles technologies et connaissances nécessaires pour le développement durable de Bát Trang.

Pour une meilleure vision des originalités précédemment analysées, nous présenterons un tableau récapitulatif (tableau 7.1) qui montre les différences majeures entre Bát Trang et les districts industriels classiques.

Au-delà de ces spécifiés, il faut noter que l’évolution de Bát Trang constitue un changement continu de la configuration du district qui rend possible une dynamique constante pour créer une synergie locale. La trajectoire de Bát Trang est fortement marquée par les traces d’une société rurale traditionnelle et en même temps par une externalisation pour mobiliser les ressources potentielles.

Tableau 7.1 Les caractères majeurs du district italien et de Bát Trang
District Italien Bát Trang
Organisation des firmes Groupe de PME indépendantes Groupe de PME indépendantes et entreprises familiales
Localisation Localement concentré en milieu rural ou petite ville Concentré dans la périphérie de Hanoï
Relation Liens informels de coopération entre les PME Coopération verticale entre PME et entreprises familiales
Innovation Accumulation de technique et condition sociale pour générer l’innovation Adaptation comme stratégie majeure de l’innovation
Mode de développement Développement spontané et endogène En transition du développement spontané vers le développement organisé
Invention publique Peu de l’intervention publique L’intervention publique s’accroît
Marché Local Local et international

Comme nous l’avons montré, certains traits d’une société rurale restent très présents à Bát Trang : l’idéologie d’une économie de petits paysans ; l’autonomie de village traditionnel et celle des entrepreneurs ; et la présence du localisme. Cet ensemble des facteurs exerce une certaine influence sur l’inter-relation des acteurs, mais aussi structurent les stratégies des entreprises et des foyers. Au niveau du village, le localisme se manifeste sous forme des conflits persistants entre Bát Trang et Giang Cao ; ce localisme peut entraîner des conséquences inattendues car le développement actuel a bien dépassé la frontière géographique de ce district.

La pénétration du monde extérieur par le district de Bát Trang est marquée par deux tendances : la délocalisation de la production et la démarches à l’international des firmes. Les chapitres 5 et 6 permettent de comprendre le processus d’adaptation de Bát Trang. La forte concurrence nationale et internationale a poussé Bát Trang à innover sa technologie et les stratégies marketing. Les nouveaux entrants, les clientèles internationales ont changé la division du travail à Bát Trang. Si l’exportation des articles Bát Trang a commencé depuis longtemps, elle est en pleine croissance depuis quelques années grâce à la politique d’ouverture au monde du Vietnam. Jusqu’à maintenant, Bát Trang reste le premier atelier de poterie du Vietnam.

Les changements à Bát Trang reflètent les tendances du développement des districts industriels dans le monde. Charles Sabel (2002)500 dit que l’observation au district industriel se construit sur trois facteurs. Le premier facteur : la délocalisation des firmes « leaders », les firmes utilisant des sous–traitants (out source). Les sous–traitants sont souvent à l’étranger, avec de faibles coûts de main d’œuvre. Ces changements sont en parallèle avec le changement de management moins personnel ou familial.

À travers Bát Trang et les villages artisanaux au Vietnam, nous avons vu les nouvelles tendances. Dans l’analyse du village de Đồng Kỵ (meubles), Sylvie Fanchette et Nguyen Xuan Hoa (2008) montrent que l’interaction n’est pas seulement entre les villages proches, mais aussi avec la zone commerciale de Bo Chai (dans la province de Quang Tay, en Chine). Les articles de Dong Ky sont transportés à Bo Chai501. A Bát Trang, le fort développement de certaines entreprises occupe une large surface de production, donc les entreprises doivent implanter leurs ateliers dans d’autres régions du Vietnam.

Le deuxième point dans les argumentations de Sabel est que dans les dernières années, l’intervention publique dans le développement sera plus populaire. Cette tendance est plus nette quand les entreprises ont besoin de cette intervention publique : l’évaluation de la qualité de produit, de technologie… Le soutien des autorités est encore faible, mais ils ont commencé à s’intéresser à l’infrastructure, aux nouvelles technologies… Le troisième point, selon Charles Sabel, est l’expansion du district industriel dans des pays en voie de développement. Cela peut être considéré par la concrétisation de la tendance « délocalisation ». Sabel a abordé le développement réussi au Brésil (les chaussures en cuir) et en Chine (la poterie) et remarqué que la force du district industriel peut menacer les pays développés.

En dépit de ses spécificités, le village de métier de Bát Trang n’est pas sans rappeler les formes de développement constatées dans les districts italiens. Notre deuxième conclusion principale concerne l’émergence et le développement du village de métier de Bát Trang qui coïncident plus ou moins à l’itinéraire d’un district industriel italien. Brusco (1992) montre que l’évolution des districts industriels a connu trois formes différentes d’organisation : artisanat traditionnel; sous-traitants dépendants et district industriel (avec ou sans intervention publique). La première forme, dans les années 1950 et 1960, était caractérisée par des techniques de production peu efficace et un bas revenu. Le savoir-faire est acquis par apprentissage et au travail. Le marché, local, est fonction des demandes des habitants. La deuxième forme, les sous-traitants dépendants s’est développée fortement dans les dernières années des années 1960. La troisième forme, les districts industriels (avec ou sans intervention publique), a commencé depuis les années 70. La division du travail au sein de ces districts devient complexe en accordance des phases de production. Les firmes sont reliées entre elles par des relations de compétition horizontale et de coopération verticale.

L’évolution des villages de métier au Vietnam, et à Bát Trang en particulier, montre une similarité majeure : le passage d’une concentration d’artisans à la création d’un village de métier, puis d’un district industriel. Le processus de développement des métiers artisanaux au Vietnam peut être résumé en trois phases. La première phase concerne les activités dans l’agriculture, elles commençaient à s’industrialiser mais elles restaient artisanales. Ces activités n’étaient cependant pas considérées comme une sorte de production indépendante. Dans la phase suivante, la production industrielle est devenue une activité indépendante, le travail des artisans industriels spécialisés leur ont permis d’obtenir un bon revenu. La troisième phase a été marquée après une longue période de développement. Elle s’est faite principalement par l’imitation et la vie de nomade. Ensuite les artisans se sont regroupés pour construire les villages artisanaux, et ensuite sont devenus des centres industriels. Jusqu’à maintenant, il n’y a pas encore des preuves précises de la naissance du nom de « Bát Trang », certains documents nous décrient que ce nom aurait pu apparaître au milieu de 14ème siècle (Do Thi Hao, 1989)502.

Quoique la période de sa naissance, depuis son existence, Bát Trang constitue toujours le centre connu de céramique et porcelaine du Vietnam. En 1010, le Roi Ly Thai To a choisi Thang Long comme la capitale du Dai Viet, l’ancien nom du Vietnam. Thang Long a attiré les commerçants et les artisans de tous les coins du pays qui sont venus exercer leurs métiers. L’expansion économique de Thang Long a fortement influencé les zones périphériques, parmi eux, il y avait Bát Trang. Grâce à sa caractéristique géographique, la région Bát Trang avait une source d’argile blanche, qui est la matière pour fabriquer les articles en porcelaine. Les potiers Bồ Bát ont émigré vers la région Bát Trang avec la famille Nguyen Ninh Trang et ils ont construit les fours à poterie, appelé Bach Thoquartier (quartierTerre Blanche). Les émigrations suivantes ont transformé le quartier de poterie Bát Trang en un centre de poterie connu. Bát Trang a eu l’honneur d’être choisi par la famille royale vietnamienne pour fabriquer les articles en porcelaine destiné à être offert au gouvernement chinois (dynastie Minh). En conséquence, nous pouvons remarquer que la construction du village Bát Trang est à la fois spontanné et mais l’État y est aussi intervenu. Bát Trang a été choisi pour ses ressources de matières premières. Ensuite quand celle-ci s’est épuisée, d’autres avantages ont été trouvés à Bát Trang, par exemple: la circulation, le transport. L’épuisement de cette ressource d’argile blanche a conduit à une meilleure interaction entre les villages. Dans un deuxième temps, il existe un intervenant de l’État. Le roi Ly, ayant choisi Thang Long comme la capitale, a amené ses artisans pour développer la poterie afin de servir les besoins de son gouvernement.

Notes
498.

Cf. notamment MARSHALL Alfred (1890), Principes d’économie politique, livre IV, traduction en français par F. Sauvaire-Jourdan (1906),"Les classiques des sciences sociales"

Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

499.

Adapté de Ganne B. (2004), New development of cluster of industrial district : changing approaches, papier présenté lors de la conférence « the development of Chinese clusters”, 6-7 décembre 2004, Guangzhou, Zhongshan University (Chine).

500.

SABEL Charles (2002), What make of the changes in industrial districts ?: Three questions, The FSF-NUTEK Award Winners Series, disponible sur http://www.fsf.se/publikation/pdf/Paper_Sabel.pdf

501.

FANCHETTE Sylvie et Nguyen Xuan Hoan (2008), Un cluster en expansion : les villages de métier de meubles d’art de Dong Ky, réseaux sociaux, dynamiques territoriales et développement économique, à paraître dans la revue Mousson, automne 2008.

502.

Đỗ Thị Hảo (1989), Quê gốm Bát Tràng [La céramique de Bát Trang], Nxb Hà Nội, Hà Nội.