Changement de configuration et évolution sociale

Les études précédentes sur le « district industriel » et le « cluster industriel » ont montré que même si ces deux notions abordent le même phénomène de concentration industrielle, elles sont établies à partir de différents mécanismes (Ganne et Lecler, 2008)511. La caractéristique importante du « district industriel » est basée sur la flexibilité et la grande capacité d’adaptation de PME spécialisés fonctionnant dans un même domaine de produits. Cette structure peut se développer d’une façon assez indépendante de l’intervention de l’autorité locale. Dans les districts industriels, la relation individuelle, l’informalité, et le fonds social sont les bases fondamentales des activités économiques, tandis que le cluster industriel met l’accent sur la concentration des entreprises grandes et petites qui se sont connectées entre elles par des relations formelles ou informelles, verticales ou horizontales pour pouvoir créer une force faisant face à la concurrence. Dans le « cluster industriel », l’élément qui permet un développement continu est l’innovation, autrement dit les membres (entreprises, groupes de métier,…) doivent toujours activement chercher et faire des innovations afin de maintenir et consolider leurs positions. Comptant sur les éléments internes et les purs producteurs, pour se développer, le « cluster industriel » compte aussi sur les réseaux extérieurs ainsi que sur les autres acteurs institutionnels (recherches, administration,…) comme Bernard Ganne et Yveline Lecler l’ont constaté dans leurs écrits.

‘Pour se développer et s’imposer face à la concurrence, ces ensembles d’entreprises, fortement structurées localement mais branchées aussi bien sur des réseaux internes que sur des réseaux extérieurs, ont besoin de s’inscrire dans des dynamiques d’innovation mobilisant aussi bien les autres acteurs économiques, que les autres acteurs institutionnels de recherche, formation ou administration. (ibid.)’

En dernière conclusion, le passage opéré d’une forme de district industriel en cluster industriel, sur la base, c’est le changement du principe de l’organisation industrielle du motif basant sur les éléments spontanés, internes, fermés, et informels à une autre forme plus dynamique, ouverte, complexe et organisée. Comme nous l’avons abordé dans les parties précédentes, l’analyse du district industriel et du cluster industriel peut se voir comme un bloc se composant de plusieurs membres interconnectés et ils peuvent constituer différentes configurations. Le changement de ces configurations pourrait être à cause des effets des facteurs externes ou internes qui ont changé l’équilibre relatif des relations externes ou internes. De « district » au « cluster », nous avons vu le rôle de plus en plus important de l’autorité locale et des autres sujets extérieurs au cercle de la production (recherches, gestion…). L’apparition de ces facteurs fait que les relations entre les sujets dans une configuration déterminée ou entre les configurations devraient être redéfinies. L’interaction continue entre les sujets dans une même configuration et entre les configurations différentes a provoqué un changement continu de chaque sujet individuel par rapport à lui-même, ainsi que par rapport à sa relation avec le milieu extérieur.

Dans la tradition de la sociologie, les recherches de Norbert Elias ont donné lieu à la publication d’un assez grand nombre d’ouvrages traitant les problèmes du changement social pendant une longue période – dont les arguments se concentrent sur les problèmes de l’historicité, l’évolution sociale, l’interdépendance sociale et la configuration. Cela explique pourquoi Sabine Delzescaux a évalué la sociologie de Norbert Elias comme une « sociologie des processus ». Pour Elias, la société, quelle que soit sa taille, est composée par des individus ou des groupes interconnectés, constituant ce qu'il a appelé une configuration (Elias, 1991). La configuration, nous le savons, n'est pas en état statique mais en changement constant chaque fois qu’émerge un nouvel acteur ou une nouvelle relation. Les analyses sur le changement configurationnel peuvent nous amener à comprendre la transformation d’une société, ce qui reflète en un changement de système relationnel comme le bien montré par Norbert Elias en étudiant la société de cour512.

‘Après son avènement sur le trône (Henri IV), in incarnait en quelque sorte la transition du type de roi chevaleresque au type de toi aristocratique de cour, dont le représentant le plus parfait fut Louis XIV. Ce dernier ne partait plus en guerre, à la manière des chevaliers, à la tête de ses hommes, mais s’en remettait, pour faire la guerre, de plus en plus à ses généraux. S’il est vrai qu’il s’exposait parfois aux balles des ennemies, on se rendait bien compte qu’il n’était pas habitué à payer de sa personne, à se déchaîner au combat. Les tournois avaient également perdu sous Louis XIV leur caractère de combat d’homme à homme, de lutte personnelle. Ils étaient devenus une sorte de jeu courtois. (p. 158-159, parenthèse ajoutée par nous)’

Elias a souvent critiqué les hypothèses de la sociologie de son temps en ce qu’elles ne cherchaient qu’à analyser le processus de transformation interne au sein d’une société déterminée, tandis que la relation entre les États eux-mêmes semblait appartenir à d’autres sciences, telles que la Politique ou les Sciences Politiques. D’après lui, pour analyser une évolution sociale, il faut examiner les changements internes d’une société et sa relation avec l’extérieur. Ceci est devenu d’autant plus important que les relations internationales se sont de plus en plus élargies et que l’interdépendance dans la relation économique s’accentue de plus en plus.

‘On opère souvent une distinction entre le développement qui a lieu au sein d’une société et celui qui prend place dans les relation entre sociétés, entre l’évolution à l’intérieur des États,et celle qui affecte les relation entre États. Cette séparation mentale est fondamentalement fausse. Qu’il s’agisse d’un État ou d’une tribu, le développement interne de chaque unité défensive et offensive est, depuis toujours, fonctionnellement interdépendant de l’évolution de l’équilibre des forces, de la configuration qui relie plusieurs unités défensives et offensives. (p. 208-209)’

La formation d'une configuration signifie que ses membres (individus et groupes) doivent tous participer à un jeu dans lequel chaque partie a son propre objectif et sa propre stratégie. L’échange de positions sociales, le changement de fonction, et du pouvoir des acteurs durant le développement sociétal s’avère tout à fait normale. C'est-à-dire par l’interaction, le changement constant des règles du jeu amène que les positions des sujets dans la balance du pouvoir changent aussi, autrement dit c’est le changement de la marge de manœuvre dans le langage sociologique de Crozier et de Friedberg.

‘‘Elle [l’évolution sociale] signifie toujours et inévitablement que, par suite du développement, certaines positions sociales ou certains groupes perdent totalement ou partiellement de leur fonction à l’intérieur d’un complexe fonctionnel, tandis que d’autres positions sociales, soit plus anciennes soit tout à fait nouvelles, voient leur fonction valorisée par l’ensemble de la société.’ (ibid., p. 214-215,)’

En tant que configurations, les districts et clusters industriels observés à travers le cas de Bát Trang, témoignent également les changements tant structurels qu’organisationnels tout au long de son histoire de développement. Grâce à ces perspectives, nous analysons ce district céramique dans son ensemble, non seulement dans la situation actuelle, mais aussi culturel et historique de détermination. Bagnasco et Trigilia (1988)513 ont fait un des premières analyses sur la transformation des activités artisanales familiales aux petites entreprises. Bát Trang a une longue histoire, il est renommé depuis la fin du XIVe et au début du XVe siècle. Son développement est marqué par l'interaction continue entre les acteurs de l'environnement politique de macro au micro d'intervention de l'autorité locale; de la participation d'artisans à des entreprises bien établies, et les premières pénétrations dans le marché international. Cet ensemble de relation ne cesse pas à se complexifier avec une perspective plus organisée, en rendant Bát Trang plus compétitive dans un contexte globalement concurrent.

Pour rendre possible un fonctionnement actuel très éclaté de Bát Trang, l’évolution de ce district industriel connaît des bouleversements, restructuration et l’émergence des acteurs. Le paysage social et économique noue une relation linéaire avec la configuration de la zone selon laquelle à chaque fois change l’un de ces facteurs, l’ensemble de relation du district doit être redéfinit.

Le pouvoir presque absolu des acteurs politiques pendant la dynastie Nguyen, la colonisation française et la collectivisation ne laisse qu’une marge de manœuvre très limitée aux autres acteurs économiques et sociaux. Caractérisé par un État imposé et les politiques ‘top-down’, les activités artisanales sont organisées d’une façon pour satisfaire aux besoins de la Cour Royale (les ateliers royaux durant la dynastie Nguyen), du colonisateur (la colonisation française) et de la volonté politique (les coopératives comme une clé pour devenir un pays socialiste). Pourtant on n’a pas pu empêcher l’existence persistante de petits producteurs dont la production est pour le but d’assurer l’économie familiale. Une telle persistance conduit parfois à la remise en question la position des acteurs politiques, notamment à partir des années 80 du dernier siècle, le début du Doi Moi au Vietnam. Le changement se manifeste également au sein des secteurs individuels. Comme le milieu économique, par exemple, dès la présence de Doi Moi, on a témoigné le déclin des coopératives qui étaient très présents pendant la collectivisation et l’épanouissement du secteur privé qui était strictement contrôlé.

En second lieu, l’évolution de Bát Trang est aussi marquée par une restructuration et adaptation des acteurs. Les acteurs politiques ne sont plus les seuls qui prennent de décision. Avec la démocratie croissante et le principe bottom up, la voix des acteurs économiques est plus importante en promulguant les politiques concernant leurs problèmes. Les foyers de production connaissent une restructuration non seulement en termes de statut légal mais aussi la forme d’échange. On voit bien le processus de formalisation quand les foyers transforment de l’entreprise familiale à la PME après avoir une accumulation suffisante du capital, technique, personnel… D’autre part, la formalisation provoque ainsi le déclin des accords verbaux qui devraient remplacés par les contrats écrits, une forme plus organisée, formalisée et institutionnalisée. Pour les firmes étatiques et coopératives, il nécessite aussi une restructure qui leur permet à adapter à condition d’une économie du marché dans laquelle leurs positions prioritaires sont fortement influencées.

Le Doi Moi constitue une opportunité de revêtir les anciens systèmes d’une nouvelle physionomie. Le système d’organisation en satellite qui existait avant Doi Moi a été renouvelé en ce stade de développement. Bien que la nature de relation reste le même, les acteurs prenants ont radicalement changé. Avant le Doi Moi, les petits producteurs organisaient leur production autour d’une grande entreprise étatique qui s’implantait. Cependant, à l’heure actuelle, le centre de ce modèle satellite est des grandes entreprises du secteur privé.

Enfin, la dynamique de la configuration du Bát Trang se rend possible à l’aide de l’introduction des nouveaux acteurs tout au long de son développement (les firmes de toutes sortes, le club de village de métier, l’association…). Une fois un nouvel acteur introduit, la division du travail devient plus spécialisée et bien évidemment, un nouvel ordre local s’établit. Le terrain de jeu à Bát Trang ne cesse de se complexifier avec la participation des acteurs intérieurs mais aussi extérieurs opérant dans les domaines tant économiques que sociaux et institutionnels.

Les approches occidentales sur les agglomérations industrielles nous apprennent beaucoup, notamment en ce qui concerne l’intérêt des économies d’échelle (Marshall), l’importance du développement endogène et spontané basé sur les relations des PME (Becattini), et l’importance des interactions entre les acteurs prenants (Porter). A travers notre étude à Bát Trang, nous avons pu aussi mesurer l’originalité d’une forme d’agglomération industrielle au Vietnam. Pour nous, Bát Trang, c’est tout d’abord une zone traditionnelle qui a su s’appuyer sur son savoir faire et son organisation traditionnelle ; surmonter ses handicaps (déstructuration des activités sous l’économie planifiée, classification en zone rurale et non artisanale etc.) pour promouvoir toute une adaptation de ses activités. Bien qu’il existe très peu d’aide de l’autorité locale, les firmes de la zone sont en train d’opérer une conversion de technologie par un remplacement (des fours à charbon aux fours à gaz) ou une adaptation (invention de nouveaux fours à gaz). Les nouveaux acteurs introduits (Club, association), dont la tâche principale est de fournir des aides aux firmes, peuvent créer de nouvelles filières d’activités et trouver de nouveaux débouchés de commercialisation. Bát Trang constitue également une zone en cours d’institutionnalisation qui se manifeste par la présence de la zone industrielle et le centre de formation professionnelle. Elle connaît ainsi une transformation profonde dans laquelle les artisans se tournent vers une production plus industrialisée. Au cours des dernières années, il est évident que la zone Bát Trang a reçu un appui important de la politique locale. Bien évidemment, il nous faut prendre en compte des nouveaux phénomènes à Bát Trang qui exercent une certaine influence (négative ou positive) sur le développement de la zone. Il s’agit la délocalisation des activités, la faible capacité d’innovation du district, le lien à R&D, le marketing etc. Pour tous les résoudre, il faudrait une mobilisation des ressources internes et externes pour avoir une synergie locale.

Pour terminer cette conclusion, nous emprunterons les paroles de René Dubos, un microbiologiste, quand il s’est exprimé dans une discussion sur le problème de l’Environnement mondial au congrès des Nations Unies de l’Environnement en 1972 à Stockholm. Avec l’expression think globally, act locally, il exprimait l’idée que le problème de l’Environnement mondial ne pouvait être résolu qu’en tenant compte des différences de facteurs écologiques, économiques, et culturels de chaque pays membre. De façon analogue, le développement de Bát Trang doit être examiné en analysant aussi les facteurs d’influence internationaux (ceci est d’autant plus important dans le contexte de la mondialisation car les économies devient plus interdépendantes). Néanmoins, les solutions données doivent être conformes aux conditions culturelles et économiques locales. Cet argument est aussi analogue à la stratégie de glocalisation que Olivier Torres (2002) a décrite, selon laquelle, « la pénétration des produits et marchés globaux est combinée à une forte intégration entrepreneuriale dans le contexte local. Les stratégies de glocalisation résultent d'une combinaison entre des activités commerciales globales et des coopérations locales entre PME »514. Géographiquement la concentration industrielle est en train de devenir une tendance populaire en ce temps, et éclate fortement dans les pays en voie de développement, en particulier en Asie. Il y aura de plus en plus des branches des grandes corporations mondiales qui seront ouvertes dans les pays en voie de développement à cause de leur avantage en matière de salaire et de ressources de matières premières. Ce nouvel ordre de répartition du travail international fait que dans les années à venir, le phénomène de concentration industrielle continuera de se développer en Asie. Au Vietnam, d’après les études JETRO-IDE 2002, il y existe actuellement quatre formes d’agglomération industrielle, y compris les villages de métier515. Se développant parallèlement avec les clusters industriels créés et gouverné par le gouvernement, les villages de métier (ou districts industriels) continuent de élargir pour répondre aux besoinx de l’industrialisation rurale et la réduction de la pauvreté.

Notes
511.

GANNE Bernard et LECLER Yvesline (2008), Industrial districts, clusters and poles of competitiveness: what can be learned from Asian industrial clusters ?, à paraître dans un ouvrage collectif publié par World Scientific, 2008.

512.

ELIAS Norbert (1985), La société de cour, Flammarion.

513.

Bagnasco et Trigilia (1988), Construction sociale du marché, Editions de l’ENS Cachan

514.

TORRES Olivier (2002), Face à la mondialisation, les PME doivent mettre du territoire et de la proximité dans leur stratégie de glocalisation, papier présenté au Xième Conférence de l'Association Internationale en Management Stratégique, Paris, 5-7 Juin 2002.

515.

Les quatre catégories de l’agglomération industrielle au Vietnam incluent : (i) le district local des produits spécialisés ; (ii) les parts des fournisseurs et sous-traitants autour d’une grande entreprise; (iii) les clusters dans les grandes villes ; (iv) les clusters industriels créés par le gouvernement. Pour une information plus détaillée, cf. Kuchiki A. (2002)