Chapitre 1. L’effet de Distinctivité

1.1. Définitions

Lorsque nous nous intéressons à la notion de distinctivité, nous nous apercevons que d’autres mots tels que vividness, clearness, salience, vivacity ont été utilisés dans la littérature pour décrire plus ou moins la même chose. Il est intéressant d’observer que vividness et vivacity ont été particulièrement utilisés pendant les années 1890-1930 (Calkins, 1896 ; Van Burkirk, 1932 ; Jersild, 1929) tandis que Wilhelm Wundt (1832-1920) préférait le mot clearness. Il apparaît clairement que ce sont les travaux de von Restorff et particulièrement d’autres travaux sous-jacents qui ont permis au mot de distinctivité (distinctiveness) de dominer dans la littérature.

Selon l’encyclopédie Universalis, le mot distinctivité est défini par « caractère distinctif, de ce qui fait la spécificité ». Ainsi pour Le Robert : « le mot distinct est quelque chose qui ne se confond pas avec d’autres choses d’analogue, de voisin. » Ce mot désigne également ce qui « se perçoit nettement ».

Regardons de plus près ce que tous ces éléments évoquent.

  1. Les mots tels que vividness, saliance et clearness ainsi que la définition « ce qui se perçoit nettement » nous informent du caractère très dépendant de la notion de distinctivité à la perception.
  2. La définition « de ce qui fait la spécificité » implique qu’il y a automatiquement une comparaison d’un item particulier aux autres items présents dans son voisinage ou bien proches temporellement. À partir du moment où vous déclarez quelque chose de « spécifique », vous avez déjà fait une comparaison entre plusieurs éléments et émis un jugement sur la différence entre cette quelque chose et le reste.

De ce fait, pour pouvoir définir la notion de distinctivité, nous devons nous soumettre à ces contraintes :

  1. Différencier la distinctivité utilisée en tant que variable indépendante et son effet sur la mémoire en tant que phénomène psychologique. En d’autres termes, différencier le fait d’isoler un item parmi d’autres dans une situation et les processus mnésiques qui reflètent la conséquence de cette isolation.
  2. Définir clairement la saillance perceptive et montrer en quoi elle n’est pas nécessaire pour obtenir un effet de distinctivité.
  3. Tenir compte du fait qu’un stimulus apparaît toujours dans un contexte spatio-temporel et que ce contexte participe à la distinctivité de l’item.
  4. Montrer qu’à partir du moment où on ne peut plus procéder à une comparaison, il n’y a plus de distinctivité.

Si l’on en croit Murdock (1960), la distinctivité est « ce qui fait en sorte qu’un item saute aux yeux par sa différence par rapport aux autres items » (p.17). Il ajoute aussi que « le concept de distinctivité réfère à la relation entre un stimulus et sa comparaison avec un ou plusieurs autres stimuli ; et s’il n’y a pas de comparaison d’aucune sorte, alors le concept de distinctivité n’est simplement pas applicable » (p. 21). Toutefois, nous essaierons de montrer dans cette thèse que, contrairement à la proposition de Murdock, le fait qu’un item saute aux yeux n’est pas nécessaire à l’obtention de l’effet de distinctivité. En effet, nous constaterons dans la partie expérimentale de cette thèse que, sans qu’il y ait une prise de conscience de la distinctivité d’un item (distinctivité implicite), il est possible de constater une différence par rapport aux autres items. Ce point fait partie de nos postulats de base.

Cet effet a été étudié, pour la première fois, par Calkins en 1896 à partir d’un paradigme dit d’isolation (plus tard par Jersild, 1929; Van Buskirk, 1932). Le paradigme d’isolation consiste à présenter au sujet une liste de matériel à rappeler, une partie de cette liste étant différente, selon certaines dimensions, par rapport à la majorité des items présents dans la liste. En revanche, l’isolation obtenue à partir d’un paradigme d’isolation et l’effet de distinctivité sont deux choses différentes qu’il convient d’étudier plus amplement. L’isolation est l’outil qui peut être utilisé pour rendre un stimulus plus discriminable des autres. Le paradigme d’isolation est une méthode pour rendre un item plus distinct des autres et l’effet créé par l’isolation sur la mémoire à long terme est appelé « l’effet de distinctivité ». Autrement dit, l’effet de distinctivité est un phénomène mnésique qui émerge suite à un paradigme d’isolation alors que l’isolation est une variable indépendante pour obtenir un effet dû à cette isolation. Dans le cas de l’isolation, on crée un changement de l’aspect physique d’un item de telle manière qu’il soit unique au sein du contexte d’étude. L’effet de distinctivité réfère plus à une performance mnésique qu’on observe chez un sujet suite à l’apparition d’un item isolé.

Dans la littérature, le concept de distinctivité a été étudié par une multitude de manipulations expérimentales mais presque toujours avec un paradigme de rappel libre. Par exemple, le cas le plus connu d’effet de distinctivité, l’effet « von Restorff », peut être obtenu par l’isolation d’un seul item parmi d’autres pour le rendre plus distinct. Rabinowitz & Andrews, (1973) obtiennent un effet de distinctivité par la manipulation des propriétés physiques d’un item. Ils ont demandé aux participants d’apprendre une liste d’items dans laquelle tous les mots étaient écrits majuscules noirs, sauf un seul mot qui était en majuscule rouge. En manipulant une propriété physique intrinsèque de l’item (ici, la couleur), ils ont mis en évidence que les performances du rappel étaient meilleures pour cet item. D’autres travaux ont rendu certains items plus distincts des autres en manipulant toute une série de variables. Parmi ces travaux, les plus connus sont ceux qui ont manipulé le délai de présentation. Glenberg & Swanson, (1986); Neath & Crowder, (1990); Neath, (1993) ont proposé que l’addition d’un intervalle plus long avant et l’après l’apparition d’un item le rend plus distinctifs temporellement, ce phénomène est appelé l’hypothèse de distinctivité temporelle. Dans un travail réalisé dans notre laboratoire et présenté dans la partie expérimentale de cette thèse nous avons rendu certains items plus distincts des autres en ajoutant une distance important entre les autres items qui sont assez proches entre eux (Oker, Versace & Ortiz ; in press). D’autres travaux ont porté sur l’impact émotionnel des stimuli isolés, comme l’apparition d’image de personnes nues ou de personnes violentée pendant la présentation séquentielle de personne (Schmidt 1997, 2002). Les résultats montraient un meilleur rappel pour ces deux types d’items isolés comme une sorte de distinctivité émotionnelle où l’attention joue un rôle majeur.

Dans la littérature, les travaux qui n’utilisaient pas le paradigme d’isolation, tels que ceux sur l’effet de bizarrerie et l’effet orthographique, sont aussi considérés comme une variante des recherches sur l’étude de la distinctivité en mémoire. L’effet orthographique est défini comme le fait d’obtenir un rappel meilleur des mots ayant un pattern particulier au niveau orthographique et/ou phonémique que des mots plus communs (Hunt & Elliot, 1980). L’effet de bizarrerie est défini par le fait de se rappeler de l’apparition d’une image ou d’un mot incohérent, l’incohérence pouvant venir soit d’une comparaison avec le reste des stimuli présents, soit être plus en lien avec les connaissances antérieures du participant. Schmidt (1991) appelle ces deux effets « secondary distinctiveness » alors que les autres manipulations qui nécessitent une isolation d’un ou plusieurs items est appelé, toujours selon lui, « primary distinctiveness ». Dans le cadre de cette thèse, nous nous intéresserons particulièrement au cas de l’effet mnésique obtenu par une distinctivité primaire.

Nous voyons clairement que la distinctivité peut être obtenue par un ensemble de manipulations expérimentales pour expliquer la ou les cause(s) d’apparition de ce phénomène. D’ailleurs, la place de l’attention et l’importance de la nouveauté et de la saillance dans l’étude de la distinctivité est un sujet primordial pour tenter d’expliquer à quoi ce concept est dû. Pour essayer de répondre à ces questions, nous allons commencer par étudier plus amplement les travaux de von Restorff qui, à son époque, avaient déjà posé cesquestions. Nous essaierons dans un premier temps d’évoquer le plus clairement possible l’évolution des axes de recherches sur ce phénomène, à partir des publications scientifiques. Nous exposerons ensuite les théories explicatives qui mettent au centre les notions de saillance perceptive et l’importance simultanée de la différence et de la similarité des items. Nous terminerons enfin cette partie théorique par un chapitre sur les travaux de neurosciences sur le phénomène de distinctivité.