1.3.1.1. La critique de la nécessité de la saillance perceptive pour obtenir un effet de distinctivité

Von Restorff pensait que ce qu’elle appelait « la vivacité » n’était pas une condition nécessaire pour isoler un item pour le rendre plus distinct en mémoire. L’item isolé ne peut être agglutiné dans une liste homogène à cause de son absence de similarité. Pour cette raison, l’item isolé se différencie du contexte majoritaire. L’effet d’isolation est expliqué essentiellement par la discriminabilité de ce qui est isolé dans un contexte majoritaire.

Von Restorff se posait manifestement la question de savoir si cet effet d’isolation était dû à la perception ou à la mémoire. Ce qu’elle entendait par la distinction entre la perception et la mémoire est que l’effet d’isolation pouvait être le résultat soit de la saillance perceptive de l’item isolé lors de la présentation, soit d’autres facteurs subséquents à la présentation de l’item. Nous trouvons la solution de von Restorff dans les textes de Koffka (1935).

Koffka (1935) qui était le premier auteur intéressé par les travaux de von Restorff, arriva à ces conclusions :

« L’effet de distinctivité ne peut pas être expliqué par des processus perceptuel per se parce que l’expérimentation est montée pour faire en sorte que la saillance de l’item isolé soit minimum. La liste non reliée est présentée toujours en premier lieu et dans d’autres listes, l’item isolé apparaît assez tôt 1 . Donc les sujets n’ont aucune raison de percevoir l’item isolé comme inhabituel, puisque le contexte global n’est pas encore établi. » Ce point est très important pour contredire l’idée reçue selon laquelle la distinctivité serait le produit de la saillance perceptive (Schmidt, 1991). En effet, von Restorff présente les items isolés en 2ème ou 3ème position pour illustrer son propos.

La raison pour laquelle von Restorff présentait les items cibles en 2ème ou 3ème position était pour montrer que cet effet d’isolation n’est pas dû à la saillance perceptuelle mais à la mémoire. En effet, elle comparait le rappel de chiffres et de syllabes présenté soit dans un contexte hétérogène, soit dans un contexte homogène, en maintenant constante la position des items cibles (2ème ou 3ème position). Ce contrôle de la position avait pour but de s’assurer qu’au moment de la présentation des listes, les items isolés ne seraient pas perçus comme particulièrement saillants puisque le caractère homogène des autres items n’apparaîtrait qu’avec le reste de la liste. L’idée de base ici est de dire que nous arrivons à nous rendre compte du caractère spécifique de l’item isolé qu’à partir du moment où nous avons vu un ensemble d’items. Il faut que le mécanisme de comparaison ait le temps de se mettre en place.

En 1995, Hunt a réussi à répliquer ces résultats avec 2 changements majeurs : Les sujets ne voyaient qu’un seul type de liste et les items cibles étaient toujours en seconde position. Ce dernier point avait pour but d’invalider une critique selon laquelle si un item isolé apparaît en troisième position, nous pouvons supposer que l’effet peut être dû à la saillance. Hunt obtient exactement les mêmes résultats que von Restorff, c’est-à-dire que l’item placé en seconde position bénéficie d’un meilleur rappel. Une autre étude qui va dans le même sens que les conclusions de Hunt est celle de Pillsbury et Raush (1943) qui montraient qu’un effet d’isolation survenait même lorsque les items isolés étaient placés en première position dans la liste. En effet, von Restorff faisait l’hypothèse que la position des items isolés dans la liste ne pouvait faire apparaître la nature du contexte (isolé ou non isolé) qu’après la perception des items isolés. De ce fait la formation de l’idée même du contexte ne peut se faire qu’après la perception de l’item isolé. Le fait qu’un item soit mieux rappelé lorsqu’il est isolé par rapport à un contexte homogène, et ce même placé en seconde position dans la liste, suggère qu’un certain processus rétroactive a été mis en œuvre au sein des traces mnésiques et a contribué à l’effet d’isolation observé. Elle postule également que ce n'est pas simplement une différence perceptive entre la cible et le contexte qui permet d'expliquer l'effet d'isolation. En effet, si les performances en rappel ne reposent que sur les différences existant entre les items, la cible aurait dû être aussi bien rappelée dans un contexte hétérogène qu’homogène puisqu'elle s'en distingue de la même manière. Pour l’auteur, le fait que la cible soit mieux rappelée quand elle est présente dans la liste B plutôt que dans la liste A dépend plus des caractéristiques du contexte que des différences que la cible entretient avec le contexte. « Ainsi, l'homogénéité du contexte de présentation d'un item cible joue un rôle central dans l'effet d'isolation observé. La conséquence de cette homogénéité serait la formation de systèmes de traces au sein desquels les traces individuelles des items perdraient leur indépendance et leur individualité (Köhler, von Restorff 1935). Ainsi, les items appartenant à un contexte homogène seraient fonctionnellement désavantagés parce qu'ils appartiennent à un sous-groupe plus vaste et plus homogène contrairement aux items isolés (cibles) qui seraient mieux rappelés car restent indépendants » (d’après Marchal, 2000 pg. 26).

Une autre explication qui propose que la saillance ne serait pas nécessaire pour obtenir l’effet de distinctivité provient d’une expérience conduite par Dunlosky, Hunt et Clark (2000). Ces auteurs ont soumis les participants à une expérience avec deux listes de stimuli. Dans une liste A, l’item isolé apparaissait à la deuxième place alors que dans la liste B l’item isolé apparaissait juste au milieu de la liste. Après la présentation de chaque stimulus, les participants ont déterminé la probabilité de rappeler ce stimulus ultérieurement. Bien qu’un effet d'isolation se soit produit dans les deux cas, les participants n'ont pas jugé que l’item isolé de la première liste A était potentiellement plus mémorable que les autres items. Ce résultat, présenté dans la figure 3, suggère que bien que l’item isolé n’ai pas été jugé plus saillant, il a été mieux rappelé que les autres.

Figure 3. Les résultats de Dunlosky et
Figure 3. Les résultats de Dunlosky et al., (2000), La comparaison du jugements de saillance versus le rappel effectué.

Ainsi selon ces auteurs :

  1. Une répétition de l’item n’est pas nécessaire pour obtenir un effet de distinctivité. La logique veut qu’en étudiant seulement les deux premiers items d’une liste de stimulus, nous ne soyons pas capable de différencier ces deux items de l’ensemble du matériel à venir. L’expérience de Dunlosky et al., (2000) montre bien que si l’item isolé est placé en deuxième position, cet item n’est pas jugé plus saillant. De ce fait, il n’y a aucune raison particulière de penser que cet item sera l’objet d’une répétition mentale, la saillance étant supposée accroître la répétition mentale. Nous voyons clairement que ceci n’empêche pas cet item d’être mieux rappelé que le reste des items.
  2. Ainsi la saillance peut éventuellement rendre un item plus distinct des autres mais pour obtenir un effet de distinctivité, la saillance n’est pas une obligation.

Ces explications sont inconsistantes avec les théories qui conçoivent la distinctivité en tant que résultat de la saillance comme l’ont affirmé par exemple Green (1956), Rundus (1972), ou Schmidt (1991). Ces auteurs proposent que l’attention focalisée sur l’item isolé est nécessaire pour obtenir un effet d’isolation et que la source même de l’attention est la saillance perceptive ou l’incongruence contextuelle de l’item isolé. Selon ces propositions, nous ne devrions pas trouver un effet d’isolation si l’item isolé apparaît avant que le contexte ne soit perçu comme consistant. De ce fait, la littérature scientifique a récemment admis que la saillance n’est pas une condition nécessaire pour obtenir un effet de distinctivité.

Notes
1.

Malheureusement, dans le texte original von Restorff ne précise pas si l’item apparaît en deuxième ou troisième place dans la liste.