Chapitre 2 : De multiples systèmes de mémoire

2.1. Principales caractéristiques des modèles à multiples systèmes

Dans cette approche de la mémoire, le traitement de l'information est généralement décrit comme une succession d'étapes associées à des systèmes de mémoire spécifiques. Les partisans de cette conception s’intéressent principalement à la durée du maintien de l’information dans chaque système, à la capacité de stockage des systèmes et bien entendu, à la nature des informations conservées dans ces systèmes. C’est ainsi que sont décrits des systèmes de mémoire sensorielle, une mémoire à court-terme (ou de travail) et une mémoire à long-terme (e.g., Atkinson & Shiffrin, 1968 ; Baddeley & Hitch, 1974 ; Broadbent, 1958 ; James, 1890; Waugh & Norman, 1965).

Selon cette approche structurale de la mémoire, la mémoire à long terme est elle-même décrite comme étant constituée de sous-systèmes qui peuvent à leurs tours être constitué d’autres sous-systèmes qui encodent des informations de nature différente. En effet, ces sous-systèmes de la mémoire à long terme sont définis en grande partie à partir des formes de représentations qu’ils sous tendent (e.g., Cohen & Squire, 1980 ; Sherry & Schacter, 1987 ; Squire, 1992 ; Squire, Knowlton, 1995 ; Tulving, 1972 ; 1995). Les systèmes les plus souvent évoqués sont la mémoire procédurale, la mémoire déclarative, la mémoire sémantique, la mémoire épisodique, et le système de représentations perceptives. La mémoire procédurale contiendrait des connaissances relatives aux actions, à la manière de réaliser des activités cognitives diverses. Elle est définie comme une mémoire des procédures, des comportements appris, automatisées (habiletés motrices ou cognitives, conditionnements, apprentissages associatifs simples, etc.). Si les connaissances procédurales relèvent plutôt du « savoir faire», les connaissances de la mémoire déclarative relèvent plus généralement du «  savoir ». Elle comprendrait deux systèmes de mémoire distincts, la mémoire sémantique et la mémoire épisodique. La mémoire sémantique est censée contenir un répertoire structuré des connaissances qu'un individu possède sur le monde qui l’entoure. Le contenu de la mémoire sémantique est censé être acontextualisées (selon Tulving). Il s’agit de connaissances abstraites et relationnelles, associées à la connaissance générale du monde (Tulving, 1984 ; Fortin & Rousseau, 1989), mais aussi des connaissances relatives aux symboles verbaux.

La mémoire épisodique (parfois appelée mémoire autobiographique) est au contraire décrite comme la mémoire des expériences passées d’un individu, inscrites dans un contexte spatio-temporel. En effet, afin de se remémorer correctement un souvenir, il est souvent nécessaire de tenir compte de l'endroit et du moment où a eu lieu l'événement (Fortin & Rousseau, 1989 ; Tiberghien, 1991 ; Tulving, 1972, 1984). Enfin le système de représentations perceptives (SRP) est supposé stocker des connaissances relatives aux propriétés structurales des objets ; il servirait d’intermédiaire entre la représentation perceptive de l’objet et les représentations plus abstraites, associées à l’objet, stockées en mémoire sémantique. Selon Rousset (2000), ce système permettrait de transformer un percept en une représentation abstraite, symbolique.

Différentes organisations ont été proposées pour ces systèmes, la plus connue étant sans doute celle de Tulving (1995 ; mais voir aussi une autre organisation par exemple chez Squire, 1992). Tulving propose une organisation en emboîtement des systèmes de mémoire représentée sur la figure 6 ci-dessous, correspondant selon lui sensiblement à l’ordre de l’apparition des systèmes dans l’évolution humaine.

Figure 6. Organisation des systèmes de mémoire dans le modèle de Tulving (1995).
Figure 6. Organisation des systèmes de mémoire dans le modèle de Tulving (1995).

Ce modèle, appelé SPI (sériel, parallèle, indépendant) permet de rendre compte des relations entre les systèmes de mémoire et de leur mode d’intervention dans le fonctionnement cognitif selon cet auteur. Il comprend trois postulats :

  • L’information est encodée de manière sérielle dans les différents systèmes mnésiques. Par conséquent, l’encodage dans un système est tributaire du succès du traitement dans le système qui précède. Les systèmes procéduraux et le SRP fournissent à la mémoire sémantique, des renseignements sur la nature des objets présents. La mémoire sémantique permet ensuite d’associer des connaissances diverses aux objets. La sortie de la mémoire sémantique est transmise en mémoire épisodique afin de leur associer un contexte spatio-temporel.
  • L’information est stockée en parallèle dans les différents systèmes et différentes formes de connaissances sont conservées dans ces systèmes à partir d’une même expérience perceptive ;
  • L’information peut être récupérée indépendamment dans les différents systèmes.

Notre objectif ici n’est pas de présenter d’une manière exhaustive les travaux sur le modèle SPI, mais simplement d’en définir les principales caractéristiques (idée de multiples systèmes de mémoire et de connaissances abstractives en mémoire sémantique), et de présenter les principaux arguments avancés par les auteurs pour les justifier. Parmi ces arguments, l’observation de dissociations fonctionnelles est sans doute un des plus fréquemment avancé pour postuler l’existence de systèmes de mémoire indépendants (Nyberg & Tulving, 1996). La logique des dissociations fonctionnelles consiste en la manipulation d’une variable et la comparaison des effets de cette manipulation sur deux tâches distinctes, censées faire appel à deux systèmes mnésiques différents. Une dissociation fonctionnelle apparaît lorsque la manipulation expérimentale produit un effet significatif sur une des tâches et pas sur l’autre, ou bien lorsqu’un effet différent est obtenu sur chacune des tâches.

Cependant, depuis plusieurs années, l’observation des dissociations fonctionnelles entre des tâches supposées impliquer un même système mnésique devient l’une des critiques majeures de cette approche. Par exemple, de nombreuses dissociations ont été mises en évidence entre des tâches de rappel et de reconnaissance (Tiberghien & Lecocq, 1983 ; Lecocq & Tiberghien, 1981), lesquelles sont censées faire appel au même système mnésique, le système épisodique. Ces résultats n’ont cependant pas été expliqués par l’intervention de différents systèmes de mémoire. Il est ainsi possible de rendre compte des dissociations par l’intermédiaire de différents traitements intervenant au sein d’un seul système mnésique (Hintzman, 1984 ; Roediger, 1984 ; Blaxton, 1989).

Par ailleurs, la mise en cause de l’argumentation de l’indépendance stockastique (Hintzman, 1990 ; Mandler, 1991 ; Jacoby & Witherspoon, 1982) renforce ces critiques. L’indépendance stockastique consiste à montrer que les performances obtenues aux deux tâches sur le même matériel ne sont pas corrélées. D’après les auteurs, si les performances ne sont pas corrélées, cela veut dire qu’elles exploitent différents systèmes de mémoire. Parmi les nombreuses critiques, Hintzman argumente que l’indépendance stochastique tant utilisée pour argumenter l’indépendance de différents systèmes de mémoire, pouvait provenir directement de la procédure expérimentale construite. Par exemple, les performances d’un même sujet doivent être mesurées deux fois de suite, avec le même matériel. La première tâche peut indiscutablement influencer les performances à la deuxième (Shimamura, 1985). Ceci apparaît très clairement lorsque l’on compare les résultats selon l’ordre des tâches. Lorsque la tâche épisodique de reconnaissance précède la tâche implicite de complétion de fragments, les résultats indiquent souvent une indépendance stockastique. En revanche, avec l’ordre inverse, une relation de dépendance peut apparaître (Jacoby & Witherspoon, 1982).

Finalement, les travaux réalisés dans le domaine de la pathologie pour soutenir la pertinence des systèmes multiples mettent en évidence des régions cérébrales distinctes en relation soit avec la mémoire sémantique, soit avec la mémoire épisodique. Cependant, les données récentes obtenues grâce à l’imagerie cérébrale ne semblent pas aller systématiquement dans le sens des partisans d’une mémoire multi-systèmes. En effet, il est tout aussi possible d’observer l’implication d’aires sensori-motrices diverses dans l’émergence des connaissances générales. Nous reviendrons sur ce dernier point dans le dernier chapitre qui envisagera la mémoire essentiellement épisodique, multidimensionnelle et distribuée.