2.2.1. L’effet de distinctivité selon les modèles abstractifs

Comme nous l’avons dit tout au long de cette thèse, la plupart des études sur le paradigme d’isolation ou le paradigme von Restorff ont été réalisées avec des tâches explicites de mémoire. Certaines études effectuées avec des tâches implicites ont même eu pour objectif de montrer que cet effet ne pouvait pas se manifester avec ces dernières (Smith & Hunt, 2000 ; Weldon & Coyote, 1996).

Parmis les tâches explicites, la tâche de rappel libre a en fait été utilisée dans beaucoup de travaux sur l’effet de distinctivité. C’est le cas des travaux sur l’effet de bizarrerie (McDaniel, Dunay, Lyman, & Kerwin, 1988) et sur l’effet de distinctivité orthographique (Hunt & Elliott, 1980 ; Hunt & Mitchell, 1978, 1982 ; Hunt & Toth 1990). Par ailleurs, d’après Geraci et Rajaram (2006), certains effets obtenus en rappel libre ont été attribués à la notion de distinctivité. C’est le cas de l’effet de supériorité des images (Madigan, 1983 ; Nelson, 1979 ; Paivio, 1971) et de l’effet d’imagerie (meilleurs rappels des items imaginés que des items perçus ; Paivio, 1991 ; Weldon & Coyote 1996 ; Marchark & Hunt, 1989). Geraci et Rajaram (2006) ajoutent à cette liste les effets de génération (meilleurs rappels pour les mots générés par le sujet que par les mots lus ; Slamecka & Graf, 1978) et l’effet de concrétude (meilleurs rappels pour les mots concrets que pour les mots abstraits, Paivio, 1971) en précisant que ces derniers sont parfois donnés comme des exemples d’effets de distinctivité avec les tâches explicites (Gardiner & Hampton, 1988; Hamilton & Rajaram, 2001; Murdock, 1960).

Pourquoi l’effet de distinctivité est-il généralement considéré comme étant spécifique aux tâches de mémoire explicite ? Si l’on en croit par exemple Smith et Hunt (2000), le processus distinctif serait inefficace pour la récupération à moins que le contexte d’origine (relatif à l’encodage) soit réinjecté pendant la phase test. Par conséquent, les instructions de récupération intentionnelle pendant la phase test sont cruciales pour permettre cette réintroduction du contexte d’origine. En partageant un point de vue similaire, Weldon et Coyote (1996) ont suggéré que les tests de la mémoire explicite nécessitent l’utilisation des efforts intentionnels de récupération pour se rappeler les informations distinctives. Ces suggestions expliquent pourquoi la majorité des études ont utilisé le rappel libre pour l’obtention de l’effet de distinctivité.

L’une des caractéristiques du rappel est qu’il est particulièrement sensible au contexte d’apprentissage et de test et plus spécifiquement à la similarité entre ces contextes. Il a été utilisé pour tester ce que Tulving et Thomson (1973) ont appelé le principe de la spécificité de l’encodage : le contexte au moment de l’encodage détermine le contenu de la représentation mnésique. Ainsi, l’efficacité d’un indice de récupération dépend de la compatibilité, ou concordance, entre l’information fournie par cet indice et la représentation spécifique rattachée à l’encodage.

On voit ici que l’explication de l’effet de distinctivité en termes de réinjection du contexte, présente en grande partie pourquoi la tâche de rappel a été privilégié. C’est elle qui est la plus sensible à ces effets de spécificité de l’encodage. Cela suppose également que la manipulation de la distinctivité soit considérée comme équivalente à une manipulation du contexte. En fait, quelle que soit la modalité de l’isolation (temporelle, spatiale, etc…), celle-ci est effectivement toujours perçue comme étant l’une des composantes de l’épisode d’encodage.

Toutefois, l’isolation doit également intervenir pendant la récupération, d’où la nécessité de réinjecter le contexte, puisque l’isolation se traduit au niveau du contexte. Tout ceci explique pourquoi il est aisé d’observer un effet de distinctivité avec le rappel libre.

De la même manière, puisque le contenu de la mémoire sémantique est décrit comme étant totalement acontextualisé et abstrait, l’isolation d’un groupe de stimuli a moins de chance d’influencer la récupération des concepts ou des informations catégorielles. Ainsi, cette conception abstractive de la mémoire semble supposer que l’effet de distinctivité ne peut pas se manifester avec, par exemple, la catégorisation. De même, ni les modèles componentiels, ni les modèles de prototypies ne permettent de rendre compte l’effet de l’isolation sur la récupération des connaissances générales. Dans le cadre de notre thèse, nous nous sommes intéressés à l’implication des éléments contextuels présents pendant l’encodage et qui ne sont pas du tout pertinents avec la tâche de catégorisation elle-même. Aucun des modèles abstractifs cités, ne peut rendre compte de ce genre de manifestation.

Par exemple, le fait d’isoler un groupe de mot par la rareté d’une police ou la couleur ne devrait pas, selon cette conception, interagir avec la catégorisation puisque cette tâche est censée examiner le contenu de la mémoire sémantique. Il n’y a aucune raison à priori pour qu’une information contextuelle non pertinente pour la réalisation de la tâche, comme la couleur ou la police, favorise ou défavorise la récupération d’une information de type sémantique. Ces modèles ne postulent pas que ce genre d’information n’est pas encodé. Ils soutiennent en revanche que les informations épisodiques et les informations de type conceptuel sont stockées sous différents formats et de ce fait peuvent êtres récupérées indépendamment. Selon Cohen et Squire, 1980 ; Squire, 1992 ; Squire, Knowlton, 1995 ; Tulving, 1995, aucun de ces éléments ne semblent être pertinent pour que l’isolation puisse jouer un rôle en catégorisation. Nous allons étudier la position des auteurs qui soutiennent cette idée dans la partie « distinctivité dans les tâches implicites et explicites.»