2.3. La mémoire selon une distinction implicite et explicite

En dehors de l’opposition épisodique/sémantique, une autre dichotomie est très souvent évoquée dans la littérature scientifique pour étudier la mémoire à long terme est celle entre mémoire implicite et mémoire explicite (Graf et Schacter, 1985 et Squire, 1992). C’est en fait plutôt cette opposition qui est au centre des travaux sur la distinctivité. Même si bien souvent elle est confondue avec l’opposition mémoire épisodique/sémantique, elle est plus en lien avec les états de conscience de la personne dans les tâches testant la mémoire et plus particulièrement au moment de la récupération. La mémoire explicite correspondrait à un accès conscient ou direct à la mémoire, le sujet étant intentionnellement impliqué dans l’effort. La mémoire implicite, au contraire, correspondrait à une récupération non consciente, automatique d’informations en mémoire. Ainsi, selon Graf et Schacter, « la mémoire implicite transparaît lorsque la performance à une tâche est facilitée en l’absence de souvenir conscient de l’influence d’un événement antérieur instigateur, alors que la mémoire explicite apparaît quand la performance à une tâche exige le souvenir conscient des événements préalables » (1985, P.501).

Les tâches comme le rappel libre, le rappel indicé, et la reconnaissance impliquent une recherche intentionnelle en mémoire pour la récupération des informations, même s’il est vrai que la reconnaissance peut parfois n’impliquer qu’une récupération automatique, plutôt implicite (désigné par la composante « familiarité » de la reconnaissance). D’autres auteurs préfèrent les appeler des tâches « directes » (e.g., Jonhson & Hasher, 1987). Ce sont des tâches qui font appel directement à un événement particulier dans l’expérience vécuedu sujet. On remarque ici que les tâches désignées comme impliquant la mémoire explicite sont également les tâches utilisées pour tester la mémoire épisodique.

En revanche, il est également possible de tester la mémoire sans faire de référence à un épisode antérieur spécifique: c’est le cas des tâches implicites ou indirectes qui reposent sur la mesure de l’effet d’une pré exposition mentale à un matériel sur la réalisation d’une tâche sans référence explicite (le sujet ne doit pas avoir conscience du lien existant) à l’événement précédent (e.g. tâche de catégorisation, de complétion de trigramme). Il s’agit typiquement de ce que l’on appelle aussi l’amorçage. Les tâches implicites (donc l’amorçage) peuvent impliquer préférentiellement des composants plutôt perceptives (e.g. identification perceptive), conceptuelles (e.g. catégorisation, vérification catégorielle, tâche d’association) ou lexicales (e.g. décision lexicale, complètement de fragments de mots).

Une caractéristique des épreuves implicites (ou indirecte) est que, généralement, elles sont utilisées pour tester l’influence d’un ou plusieurs facteurs sur la mémoire. Une amélioration ou une perturbation des performances est souvent expliquée par l’influence d’une modalité de la variable indépendante présente pendant la présentation initiale.

Cette dichotomie entre tâches implicites et explicites a également été étudiée par le recueil des données provenant des patients amnésiques. Par exemple, Weiskrantz et Warrington (1970) ont mis en évidence que les patients amnésiques pouvaient sous certaines conditions avoir des performances identiques aux sujets contrôles lors des tâches implicites de nature verbale (voir aussi Knowlton & Squire, 1993; Nadel & Moscovitch, 1997; Squire & Knowlton, 1995; Tulving, 2002). Ces performances identiques concerneraient notamment le complètement de fragments de mots et de souches de mots, alors que pour les tâches explicites comme le rappel libre et la reconnaissance, les patients auraient des performances inférieures à celles de personnes non amnésiques.

Mais là encore la difficulté vient de l’interprétation de ces dissociations en termes de systèmes de mémoire implicite et explicite qui sous-tendraient les performances aux deux types de tâches. Une explication en termes de dissociation de processus semble être de plus en plus privilégiée. Comme pour la dissociation épisodique/sémantique, la critique concerne essentiellement la méthode elle-même de comparaison de tâches. Selon Richardson-Klavehn & Bjork, (1988), p.477, cette méthode “based on patterns of dissociations and parallel effects across tasks as a function of critical independent variables, inferences can be made about the similarities and differences between the mental states and processes necessary to comply with the informal demands of respective tasks”.Il s’agit donc bien ici d’une interprétation en termes de processus et pas en termes de systèmes qui est défendue par les auteurs.

Déjà en 1984, Jacoby a insisté plus particulièrement sur la nature des processus mis en jeu à la fois pendant l’encodage et pendant la récupération. Selon les consignes et les indices présentés aux sujets, l’encodage peut être intentionnel ou incident. Par exemple, lors d’une tâche d’évaluation de mots, le sujet, grâce à son activité, encode d’une manière incidente les mots présentés. Les performances dans un rappel ultérieur seraient différentes selon la consigne qui fait état d’une tâche ultérieure de rappel ou qui ne fait pas du tout état de cette tâche. De ce fait, l’intentionnalité de l’encodage est un critère important non pas en raison de systèmes de mémoire sous-jacents, mais en termes de processus de récupération qu’elle implique. Par ailleurs, en 1989, Schacter, Bowers et Booker proposèrent que la distinction entre la mémoire explicite et implicite se fasse en termes de processus de récupération intentionnelle ou non intentionnelle plutôt que conscients et non conscients.

Il est vrai aussi qu’il n’est pas toujours facile d’évaluer le niveau de conscience ou d’intentionnalité des processus mnésiques impliquées dans les tâches. L’une des critiques formulée à l’égard de l’interprétation des données recueillies en implicite est relative à l’utilisation éventuelle de stratégies intentionnelles de récupération, ou à une contamination explicite entre les deux phases expérimentales. Selon Nicolas (2000), il est particulièrement difficile d’évaluer la pureté des processus impliqués dans les tests explicites et implicites. Quoi qu’il en soit, on voit ici que la tendance des auteurs a été d’expliquer les dissociations en termes de processus plutôt qu’en termes de systèmes. C’est la caractéristique même de l’approche fonctionnelle de la mémoire que nous allons évoquer brièvement maintenant.