2.5. Synthèse

Dans ce chapitre, nous avons vu clairement que les modèles abstractifs qui conçoivent la mémoire épisodique et la mémoire sémantique comme deux sous-systèmes distincts proposent que l’effet de distinctivité ne peut pas se manifester avec cette dernière. La raison de ce postulat réside dans le fait que les tests de la mémoire explicite nécessitent l’implication des « recollections » intentionnelles pour se rappeler les informations, et de ce fait les plus distinctives sont avantagées. Comme il n’y a normalement aucune recollection intentionnelle avec une tâche implicite, la condition distinctive n’aurait aucune raison d’être supérieure à la condition non distinctive au moment de la récupération. Par ailleurs, dans le cas de l’étude de la distinctivité avec un paradigme d’isolation, nous avons souligné l’importance des indices contextuels pour la récupération des informations distinctives. En effet, Smith et Hunt (2000) ont assuré que le processus distinctif serait inefficace pour la récupération si le contexte d’origine relatif à l’encodage n’est pas réintroduit pendant la phase test. Puisque la mémoire sémantique est décrite comme étant totalement acontextualisée, ceci explique aussi pourquoi les auteurs pensent que cet effet ne peut pas se manifester avec une tâche implicite de mémoire.

À propos des performances dans des tâches explicites et implicites, la conception fonctionnaliste de la mémoire s’oppose au structuralisme. Selon cette conception ce n’est pas la structure sous-jacente qui détermine les performances observées mais c’est la dynamique des processus opérant de façon intégrée qui est à l’origine des performances mnésiques. À ce propos, nous avons vu que l’élaboration distinctive dépend aussi de l’identité des traitements mobilisés (Morris, Bransford, & Franks, 1977) et la différence des résultats obtenus dans les tâches implicites et les tâches explicites dépend particulièrement de la concordance entre les traitements des deux phases d’étude et de test (Roediger, 1990 ; Roediger, Srinivas, & Weldon, 1989). Cette approche fonctionnaliste de la mémoire a tout son intérêt dans l’étude de la distinctivité puisque selon certains auteurs, le respect de cette concordance des traitements est nécessaire à l’émergence de l’effet de distinctivité dans une tâche implicite. C’est le cas de Geraci et Rajaram (2004) qui supposent que seule la répétition des processus évaluatifs peut permettre l’observation de cet effet avec une tâche implicite.

Si l’étude de Geraci et Rajaram (2004) a le mérite d’affirmer que cet effet peut exister avec une tâche implicite de mémoire, elle pose un certain nombre de problèmes : en effet, pour soutenir leur idée de répétition des processus évaluatifs, les auteurs utilisent une autre tâche implicite qui ne nécessite pas du tout un processus évaluatif dans la phase test : une tâche de production d’exemplaires. Cette tâche consistait à donner le nom d’une catégorie et à demander de marquer sur une feuille tous les exemplaires possibles et imaginables. Cependant, si le processus mis en jeu est effectivement différent, les items de l’étude ne sont pas présentés en phase test. Les sujets devaient produire eux-mêmes les éléments selon les catégories sémantiques auxquelles ils appartiennent (voir aussi Weldon & Coyote, 1996).

C’était d’ailleurs la même chose dans l’étude de Smith et Hunt (2000). De plus, dans cette dernière étude, les jugements de similarité entre les items lors de l’encodage a certainement favorisé un encodage catégoriel des items, alors que le jugement de différence a dû favoriser un encodage des propriétés spécifiques des items, propriétés qui les différencient des items appartenant à la même catégorie. Dans ce cas, on aurait même pu s’attendre, dans la tâche test de production catégorielle, à des performances supérieures pour les items qui ont été préalablement présentés dans la tâche de jugements de similarité plutôt que dans la tâche de jugement de différences. C’est en fait cette tendance (non significative) qui a été obtenue par Smith et Hunt (2000) dans leur expérience 2.

Ainsi, on a un peu l’impression que certaines différences méthodologiques peuvent en partie expliquer pourquoi certaines études ont trouvé un effet de distinctivité en implicite et d’autres non. D’une manière générale, il semble que l’absence des items d’étude en phase test permettent plus difficilement d’obtenir des effets de distinctivité dans des tâches implicites. On peut le comprendre si l’on suppose, comme nous le supposerons par la suite (voir le chapitre suivant), que ces effets de distinctivités sont la conséquence de la réactivation de traces mnésiques correspondant à ces items, réactivation plus efficace si les items sont présents en test.

Notre objectif dans cette thèse est de proposer une explication qui introduit la notion d’intégration multimodale des composants spécifiques des traces mnésiques et qui permet de rendre compte de l’effet de distinctivité à la fois avec les tâches implicites et explicites sans qu’il y ait besoin de supposer une répétition des processus évaluatifs entre les phases d’encodages et de tests comme le proposent Geraci et Rajaram (2004). Bien entendu cette répétition favorise la réactivation de traces similaires. L’avantage de cette explication réside notamment dans le fait qu’elle permet d’expliquer ce phénomène à la fois avec le rappel, la catégorisation et la reconnaissance.

De ce fait, il apparaît clairement que pour affirmer qu’il est possible d’observer l’effet de distinctivité avec une tâche implicite, nous devons adopter une conception théorique qui permet d’expliquer que le sens émerge de la réactivation des composants multimodaux (essentiellement sensori-moteurs) des traces mnésiques. L’intérêt de cette approche est qu’elle permet aussi de rendre compte de la dépendance d’une connaissance générale aux éléments contextuels relatifs à son épisode d’apprentissage. Pour nous, les modèles non abstractifs qui conçoivent la mémoire purement et exclusivement épisodique permet d’affirmer que l’effet de distinctivité peut se manifester aussi avec une tâche implicite. Par ailleurs, la logique d’appariement qui est au centre des modèles à traces multiples permet non seulement expliquer cet effet avec les tâches implicites mais aussi avec les tâches explicites. Dans le prochain chapitre, nous exposerons, toujours en les résumant, ces modèles non abstractifs et la logique d’appariement, en présentant plus particulièrement les modèles MINERVA II (Hintzman, 1986) et CHARM (Metcalfe Eich, 1982). Nous finirons ce chapitre en présentant le modèle de Versace et al., (2002, 2009) qui insiste plus particulièrement sur les notions d’activation et d’intégration des multiples composants des traces mnésiques, notions qui, selon nous, permettent de rendre compte de l’effet de distinctivité à la fois avec les tâches implicites et explicites.