3.5. L’effet de distinctivité expliqué en termes d’activation et d’intégration multimodales

La question essentielle concernant l’effet de distinctivité est de savoir comment théoriser ce phénomène à la fois pour le rappel libre, la catégorisation et la reconnaissance en faisant appel à des mécanismes similaires pour ces trois tâches.

Notre postulat de base repose sur l’une des caractéristiques du modèle épisodique que nous défendons. Si la catégorisation dans les modèles à traces multiples nécessite un mécanisme d’intégration, le niveau des activations et l’intégration d’une manière aboutie doivent permettre d’obtenir les effets de distinctivité avec les tâches directes ou indirectes de la mémoire. C’est-à-dire que selon la profondeur de l’intégration, l’élaboration de la trace doit être faite plus ou moins directement. Selon la nature du matériel, par exemple selon l’isolation d’une des propriétés sensorielles parmi d’autres doit être plus sensible aux tâches indirectes de la mémoire tandis qu’une isolation conceptuelle (l’isolation de l’ensemble des propriétés sensorielles supposée à l’ensemble de la catégorie) doit être sensible à la fois aux tâches directes et indirectes de la mémoire.

En effet, une tâche de la mémoire explicite (rappel libre ou indicé) demande la récupération d’une connaissance très spécifique correspondant à une trace particulière. Dans ce cas, l’efficacité mnésique doit dépendre de la distinctivité de la trace à récupérer par rapport aux autres traces. Si l’on admet qu’une trace est définie par un ensemble de caractéristiques, ou composants, associés aux épisodes qui leur correspondent, alors l’efficacité mnésique dans une tâche explicite doit dépendre de l’efficacité de l’intégration des multiples composants spécifiques à cette trace. L’intégration des composants multimodaux au sein d’une trace (l’intégration intra-trace ou l’intégration intermodale) est indispensable pour que cette trace puisse être discriminée des autres traces et donc récupérée « explicitement ». Ainsi, dans des tâches explicites, la distinctivité, pour être efficace, doit concerner la trace dans sa globalité (l’ensemble des composants intégrés), ou bien le contexte d’apparition des items d’étude, la spécificité du contexte permettant de rendre la trace plus discriminable.

Par opposition, les tâches implicites sont souvent des tâches de catégorisation sémantique ou de décision lexicale, qui ne demandent pas la récupération d’une trace particulière. Elles impliquent au contraire des formes de connaissances plus générales qui sont généralement considérées comme émergeant de deux mécanismes : des activations intra-modales essentiellement perceptivo-motrices et, en parallèle, des intégrations de plus en plus poussées de ces représentations perceptivo-motrices, à la fois à un niveau intra et intermodale. (Labeye, Oker, Badard, & Versace, 2008; Barsalou, 1999; Glenberg, 1997; Goldstone & Barsalou, 1998; J. Mandler, 1992). Ainsi, l’émergence de connaissance catégorielle peut être facilitée par la distinctibilité des traces réactivées, mais aussi par la distinctibilité des composants isolés réactivés au sein des traces. En effet, la spécificité d’un ensemble de traces au niveau d’une seule dimension perceptuelle doit accélérer l’activation intramodale en limitant le nombre de traces impliquées.

Le cas de la reconnaissance est plus particulier car il existe un débat actuellement sur l’éventuelle intervention d’un processus relativement implicite de familiarité dans cette tâche. Ainsi, selon Jacoby (1991), il existe deux processus dissociés et indépendants qui permettraient de rendre compte des performances obtenues dans les tâches implicites et explicites de mémoire. La familiarité interviendrait dans la récupération implicite d’une information alors que la recollection serait impliquée dans une récupération explicite d’une information. De ce fait, la théorie de « Dual-process » (Yonelinas, 2002) suppose que le processus de familiarité et le processus de recollection renvoient à des connaissances qualitativement différentes. Cependant, le caractère indépendant de ces deux processus avait déjà été mis en question par Cowan, en 1995. Par ailleurs, il existe aussi une théorie « uni-process » qui suppose qu’il n’y a pas de différence qualitative mais plutôt une différence quantitative en ces deux processus : c’est le débat sur la force de la trace (pour une revue, voir Dunn, 2008 ; Brunel, Vallet, Oker, & Versace, soumis), que pour notre part nous essaierons de mettre en lien avec le niveau d’intégration. Une force élevée correspondrait à un niveau élevé d’intégration, c’est-à-dire à une trace intégrant un grand nombre de composants. Au contraire, une force faible correspondrait à un niveau faible d’intégration, c’est-à-dire à une trace impliquant un nombre très réduit de composants (éventuellement un seul). Ainsi, la différenciation entre familiarité et recollection pourrait se faire à partir du niveau d’intégration de la trace : la recollection nécessiterait un niveau élevé d’intégration, alors que la familiarité pourrait être induite même avec un niveau faible.