Discussion Générale

4.1. Une vue d’ensemble des données expérimentales présentées dans cette thèse

Comme nous l’avons vu tout au long de cette thèse, il existe actuellement un débat sur l’observation éventuelle de l’effet de distinctivité avec les tâches implicites de mémoire. Certains auteurs comme Smith et Hunt (2000) et Weldon et Coyote (1996) postulent même que cet effet ne peut pas émerger avec les tâches implicites de mémoire. Selon ces derniers, les éléments distinctifs bénéficient des efforts intentionnels de recollection et si une tâche ne nécessite pas cet effort intentionnel, l’effet de distinctivité ne peut tout simplement pas être observé. Par ailleurs, Smith et Hunt suggèrent que la réintroduction du contexte d’encodage pendant la phase test est cruciale pour l’apparition de l’effet de distinctivité. Puisque ces auteurs s’inscrivent dans une conception abstractive de la mémoire, la récupération des informations sémantiques se fait, selon eux, indépendamment de toute influence du contexte, et l’effet de distinctivité ne peut donc pas émerger avec les tâches qui testent les connaissances générales de l’homme. Ainsi, dans cette conception de la mémoire humaine, les connaissances de type catégorielles sont abstraites de tous les éléments sensori-moteurs ou situationnels qui composent les expériences de l’individu.

L’objectif principal dans cette thèse a été d’expliquer les mécanismes sous-jacents à l’apparition de l’effet de distinctivité, selon une conception purement épisodique de la mémoire. L’intérêt principal de cette conception est sa capacité à rendre compte de la nature non abstraite des informations quelle qu’elles soient : épisodiques ou sémantiques. Par conséquent, en accord avec les travaux que nous avons présentés au cours du troisième chapitre, les modèles épisodiques permettent d’expliquer l’implication des expériences sensori-motrices dans l’émergence des connaissances catégorielles. Les travaux qui mettent en évidence la nature perceptive des concepts illustrent ces propos (Martin et al., 1996 ; Tyler et al., 2003 ; Vaidya et al., 2002 ; Gottfried et al., 2004 ; Slotnick, 2004).

Suivant la même logique que ces études qui mettent en évidence la nature non abstractive des connaissances, nous avons créé trois séries d’expériences. Dans les deux premières séries, nous avons cherché à associer fortement les informations sémantiques et les composants sensoriels relatifs à la situation d’encodage dans laquelle ces informations ont été vues.

La première série d’expériences

Notre objectif dans cette série d’expériences était triple: a) montrer que l’effet de distinctivité pouvait être observé avec des tâches implicites de mémoire ; b) montrer que l’on pouvait observer un effet de distinctivité en manipulant l’information contextuelle associée aux items en phase test; et c) montrer que l’on pouvait observer des effets de contexte dans des tâches implicites de mémoire.

Les résultats des expériences 2 et 3 de cette série ont montré que conformément à ce qui est décrit dans les modèles non abstractionnistes de la mémoire, nous avons obtenu un effet de distinctivité lors d’une tâche de catégorisation. En effet, nous avons observé que les sujets catégorisent plus rapidement les mots encodés dans un contexte rare que les mots encodés dans un contexte fréquent dans la condition où le contexte de la phase test reste le même que celui de la phase d’encodage. En rendant l’association item-contexte particulièrement forte, nous avons réussi à montrer l’effet de distinctivité avec une tâche implicite. La raison de celle-ci est relative au fonctionnement des modèles à traces multiples. Selon nous, « l’isolation » subie par certains mots a considérablement « marqué » les traces mnésiques relatives à ces informations. Les mots présentés dans un contexte fréquent ont été « agglutiné » et le poids de chacun est devenu moindre dans l’écho, selon la terminologie de Hintzman. Dans un cas de figure où le contexte est différent de celui de l’encodage, d’autres composants sensori-moteurs (ici la couleur des cadres rectangulaires) qui ne sont pas similaires avec ceux de l’encodage, font en sorte que les mots encodés en contexte rare ne sont que très peu représentés au sein de l’écho. C’est la raison pour laquelle l’effet de distinctivité n’apparaît pas lorsque les items présentés sont dans un contexte différent de celui de leur encodage.

Par ailleurs, nous avons réussi à montrer cet effet de distinctivité sans qu’il y ait d’effort intentionnel de recollection entre les deux phases, contrairement aux postulats de Weldon et Coyote (1996). En effet, les sujets devaient catégoriser les mots sans qu’ils soit fait référence à un lien entre la phase d’encodage et la phase test, et sans mentionner explicitement la présence d’une information contextuelle que l’on peut qualifier de non pertinente à la réalisation de la tâche,. De plus, nous avons rajouter une phase distractrice entre les phases d’encodage et de test qui consistait à faire exécuter des calculs mathématiques mentaux. Notre objectif était de réduire le plus possible, les répétitions éventuelles des mots ou la mise en place des stratégies pour se rappeler l’association des mots-contextes. Conformément à nos attentes, l’effet de distinctivité est apparu sans modifier les propriétés intrinsèques des items comme c’est déjà le cas dans les travaux effectués par Rabinowitz & Andrews, (1973), mais dans nos travaux cet effet se fait grâce à la manipulation des informations contextuelles extrinsèques aux stimuli.

Finalement, les expériences 2 et 3 nous ont permis d’observer un effet du contexte même avec une tâche de catégorisation. Or, selon une conception abstractive de la mémoire, le contenu de la mémoire sémantique testé par une tâche de catégorisation, devrait être entièrement indépendant du contexte. Ce qui revient à dire que quels que soient les contextes d’encodage et de test, aucune différence ne devrait émerger, qu’il y ait congruence ou non congruence entre les contextes. Cependant, dans notre expérience, les mots encodés en contexte rare sont plus rapidement catégorisés s’ils sont présentés dans le même contexte d’origine (même présentation de la couleur) que dans un contexte différent (présentation différente de la couleur). Ces résultats sont dans la lignée des travaux qui montrent qu’un codage sensori-moteur de la situation joue un rôle dans l’accès à des connaissances catégorielles (Barsalou,1993, 1999 ; Yeh & Barsalou, 2001 ; Solomon & Barsalou, 2001 ; Wu & Barsalou, 2001 ; Rubinstein & Henik (2002) ; Zwaan et al., 2002 ; Zwaan et al., 2003 ; Zwaan, et al., 2004).

Un autre intérêt de cette série d’expériences est qu’elle permet d’expliquer pourquoi il est difficile de mettre en évidence l’effet de distinctivité avec une tâche implicite. En effet, les travaux qui ont tenté d’observer cet effet n’ont pas systématiquement contrôlé la diversité des contextes des différentes traces, la non pertinence de l’information contextuelle dans la production d’une réponse correcte, et le nombre très important de traces impliquées.

La deuxième série d’expériences

Dans cette série d’expériences, notre objectif principal était à nouveau d’observer l’effet de distinctivité en catégorisation. Cependant, nous avons fait l’hypothèse que l’information contextuelle pouvait permettre à elle seule l’encodage de traces distinctives, en permettant la récupération d’un item pendant la phase test même sans que le contexte initial soit rétabli, contrairement à ce que proposait Smith et Hunt (2000). Notre deuxième objectif était de valider ce que l’on a appelé « l’hypothèse de distinctivité spatiale » (Oker, Versace, & Ortiz, in press). Selon cette hypothèse, la probabilité de récupération d’un item serait proportionnelle à sa distinctivité spatiale par rapport aux autres items à encoder qui se trouvent dans le voisinage.

Les résultats ont clairement confirmé nos hypothèses. Les items qui bénéficient d’un contexte spatial distinctif sont catégorisés plus rapidement que les items présentés dans un contexte spatial non distinctif. Cet effet implique qu’effectivement, la récupération d’un item serait particulièrement dépendante de sa distinctivité spatiale. Par ailleurs, un autre intérêt de cette expérience est qu’elle permet d’observer cet effet sans qu’il y ait la réintroduction des contextes d’encodage, faute de quoi l’effet de distinctivité ne peut pas émerger selon Smith et Hunt (2000). De nouveau, les résultats de cette expérience, avec un encodage incident, sans la moindre référence aux informations contextuelles pendant la catégorisation, sont difficilement interprétables par le postulat de Weldon et Coyote (1996). Ces auteurs ont en effet souligné l’importance des efforts intentionnels de recollection pour l’observation de cet effet et par l’ensemble des auteurs qui soutiennent que l’effet de distinctivité est une exclusivité des tâches explicites.

Nos résultats sont également problématiques pour une conception abstractive de la mémoire (Cohen & Squire, 1980 ; Squire, 1992 ; Squire, Knowlton, 1995 ; Tulving, 1995). Si un processus d’abstraction s’opère par le transfert de l’information de la mémoire épisodique vers la mémoire sémantique, il n’y a aucune raison particulière pour que les items qui bénéficient d’un emplacement distinctif, soient catégorisés plus rapidement que d’autres items. En revanche, si la mémoire est entièrement épisodique, il est possible d’expliquer ces effets par le fait que les items qui ont été présentés plus proches les uns des autres ont tous été « agglutinés », réduisant ainsi les traits qui les différencient. Leur proximité fait qu’ils sont plus similaires entre eux que les items plus éloignés.

Ces deux séries d’expériences (Oker & Versace, en révision ; Oker, Versace, & Ortiz, in press) ont le mérite de souligner que l’effet de distinctivité peut se manifester avec une tâche implicite de la mémoire. Elles nous permettent également d’interpréter les mécanismes qui permettent l’émergence de cet effet en catégorisation, selon une approche purement épisodique de la mémoire humaine, en utilisant la terminologie de Minerva II (Hintzman, 1986). Cependant, nous souhaitons souligner qu’au-delà de tel ou tel modèle, le principe qui permet d’expliquer la manière dont l’effet de distinctivité est observable est le calcul de similarité qui s’opère par l’intermédiaire des traces mnésiques.

Cependant, notre objectif principal dans cette thèse a été de proposer une construction théorique qui expliquerait non seulement l’apparition de l’effet de distinctivité en catégorisation mais également lors de tâches implicites et explicites de la mémoire. Afin de permettre de répondre à ces objectifs, nous avons évoqué la dynamique d’activation et l’intégration multimodale des composants sensoriels dans l’émergence des connaissances. Comme nous l’avons présenté au chapitre 3, ces mécanismes d’activation et d’intégration peuvent expliquer l’apparition de l’effet de distinctivité aussi bien lors d’une tâche explicite, que lors d’une tâche implicite.

La troisième série d’expériences

Nous avons postulé que les mécanismes d’activation et d’intégration inter et intra modales était à l’origine des manifestations différées de l’effet de distinctivité. En effet, le cadre théorique de cette thèse suppose qu’il existe des activations précoces des composants élémentaires à l’origine des connaissances. Ces composants seraient le résultat de l’activation de patterns neuronaux distribuées entre autre sur les aires primaires. Progressivement des processus d’intégration auraient lieu entre ces différents composants permettant l’émergence de connaissances de plus en plus élaborées (Labeye, Oker, Badard, & Versace, 2008; Versace, Labeye, Badard, & Rose, 2009). Si l’émergence des connaissances dans les modèles à traces multiples nécessite un mécanisme d’intégration, le niveau de l’intégration doit permettre d’expliquer les effets de distinctivité avec les tâches directes ou indirectes de la mémoire. C’est-à-dire que selon la profondeur de l’intégration, l’élaboration de la trace doit être fait plus ou moins directement. C’est la raison pour laquelle dans cette troisième série d’expériences, nous avons comparé les réponses obtenues lors de tâches de rappel libre, de décision lexicale et finalement de reconnaissance.

Notre hypothèse était la suivante : Si l’on admet qu’une trace est définie par un ensemble de caractéristiques ou composants associés aux épisodes qui leur correspondent, alors l’efficacité mnésique dans une tâche explicite doit dépendre de l’efficacité de l’intégration des multiples composants spécifiques à cette trace. L’intégration des composants multimodaux au sein d’une trace (l’intégration intra-trace ou l’intégration intermodale) est indispensable pour que cette trace puisse être discriminée des autres traces et donc récupérée « explicitement ». Dans l’expérience 1 de cette dernière série, les résultats valident entièrement cette hypothèse. Effectivement, les mots encodés dans un contexte rare sont plus rappelés que les mots encodés dans un contexte fréquent si ces mots sont issus de la liste « distinctivité multimodale ». En d’autres termes, dès lors que les mots isolés reflètent un niveau d’intégration plus abouti (l’intégration multimodale), une récupération explicite permet de discriminer au sein de l’écho ce qui était isolé pendant l’encodage.

Pour la tâche de décision lexicale, notre hypothèse était la suivante : Si les tâches implicites impliquent deux mécanismes comme des activations intra-modales essentiellement perceptivo-motrices et, en parallèle, des intégrations de plus en plus poussées de ces représentations perceptivo-motrices, à la fois à un niveau intra et inter-traces, nous devons observer un effet de distinctivité à la fois avec la liste de distinctivité unimodale et avec la liste de distinctivité multimodale. Les résultats observés dans l’expérience 2 de cette série ont clairement confirmé nos hypothèses. En effet, nous avons réussi à mettre en évidence que les mots encodés en contexte rare sont désignés plus rapidement comme des mots français que d’autres mots encodés en contexte fréquent quelles que soient les listes étudiées, la distinctivité unimodale et la distinctivité multimodale.

L’expérience 3 de cette série avait pour but d’explorer les processus mis en place pendant la tâche de reconnaissance. Dans cette expérience, nous avons ajouté une deuxième tâche que les sujets devaient effectuer juste après avoir signalé s’ils se souvenaient ou non d’avoir vu le mot pendant la phase d’encodage: il s’agissait d’une tâche de degré de certitude. Lors de cette expérience notre hypothèse était que les profils de résultats allaient différer selon les latences obtenues pour la tâche de reconnaissance et le degré de certitude attribué par les sujets. Effectivement, les résultats ont montré que les mots encodés en contexte rare sont reconnus plus rapidement que les mots encodés en contexte fréquent quelle que soient la manipulation de la distinctivité, qu’elle soit unimodale ou multimodale. Nous avons interprété ces résultats par l’implication du processus de familiarité mis en jeu pendant cette tâche de reconnaissance. Cependant, pour ce qui est de l’attribution du degré de certitude, nous avons mis en évidence que le sentiment de certitude globale pour les mots encodés en contexte rare est supérieur par rapport aux mots encodés en contexte fréquent, uniquement pour la liste de distinctivité multimodale. Pour la liste de distinctivité unimodale, le sentiment de certitude ne diffère pas du tout. Nous avons interprété ces résultats comme le déclenchement du sentiment de recollection par notre liste de distinctivité multimodale qui met en place un niveau d’intégration aboutie des divers composants sensorimoteurs.