4.2. Un continuum dans un système unique : de l’implicite vers l’explicite

Les résultats obtenus dans la troisième série d’expériences nous permettent de poser un certain nombre de questions : si effectivement les mécanismes d’activation et d’intégration sont impliqués quelle que soit la forme de la connaissance émergeante, est-ce que le produit du mécanisme d’intégration est différent selon la forme de connaissance impliquée et aussi selon le caractère explicite ou implicite de la « récupération » ? En d’autres termes, est-ce que l’observation des performances différentes issues des tâches implicites et explicites de la mémoire doit être expliqué dans le cadre de la théorie « Dual-Process » (Yonelinas, 2002 ; Jacoby, 1991 ; Tulving, 1985b ; Gardiner, Ramponi, & Richardson-Klavehn, 2002) qui suppose que ces différences renvoient à des connaissances qualitativement différentes ? Sinon, est-ce qu’il est possible d’expliquer les performances issues des tâches explicites et implicites au sein d’un même système cognitif, en proposant ainsi un continuum d’intégrations ?

Nous avions évoqué au cours du troisième chapitre que l’un des modèles appelés d’appariement global par Tiberghien (1997) est capable de rendre compte des phénomènes de dépendance/indépendancedans le cadre de la relation entre implicites et explicites (Metcalfe et al., 1992). Cette relation de dépendance entre les deux tâches a été interprétée par le fait qu’elles sont sous-tendues par le même « système » cognitif. Ainsi, le postulat qui consiste à dire que les tâches implicites et explicites peuvent être impliquées au sein d’un système unique n’est pas nouveau. Suivant une réflexion similaire, Nosofsky (1991) s’est centré sur le lien entre reconnaissance et catégorisation. Son objectif était d’étudier les relations quantitatives qui unissent ces deux tâches. Ses hypothèses reposent sur l’existence d’un substrat de représentations communes à ces deux tâches et sur la distinction des règles de décision qui les sous-tendent. Les décisions de classification sont basées sur la similarité entre un item d’une catégorie cible avec les exemplaires d’une catégorie différente, il s’agit d’une règle de similarité relative. Les décisions de reconnaissance résultent de la somme absolue de la similarité entre un item et l’ensemble des exemplaires de toutes les catégories, il s’agit d’une règle de somme des similarités (ce calcul correspond également à une estimation de la familiarité). En soulignant l’éventuel substrat de représentations communes à la catégorisation et la reconnaissance, Nosofsky (1991) semble accepter que ce qui différencie ces deux tâches est une règle de décision et non pas l’existence de deux systèmes distincts et séparés.

Plus récemment, Leritz, Grande et Bauer (2006) ont argumenté que les performances des tâches explicites et implicites peuvent être modulées par le complexe hippocampique. Selon ces auteurs, il existe un continuum entre les tâches totalement implicites et explicites impliquant des tâches intermédiaires. La figure 30 illustre ces propos, et montre que si une tâche nécessite des efforts intentionnels de recollection, alors l’intégrité du complexe hippocampique est particulièrement impliqué dans la réalisation de cette tâche. Puisque le complexe hippocampique inclut l’hippocampe et les structures adjacent (cortex parahippocampique, cortex périrhinal et entorhinal), il aurait probablement une fonction de liaison entre plusieurs régions corticales.

Figure 30. Illustration de la dépendance des tâches au complexe hippocampique selon Leritz, Grande et Bauer (2006)
Figure 30. Illustration de la dépendance des tâches au complexe hippocampique selon Leritz, Grande et Bauer (2006)

Dans ce sens, la récupération explicite (par exemple le rappel libre)d’une connaissance serait tributaire de l’intégrité du complexe hippocampique alors qu’une récupération implicite pourrait être efficace sans l’implication de ces zones. Elle serait alors beaucoup plus dépendante de la dimension sensorielle dans laquelle cette récupération est sollicitée et par conséquent, elle impliquerait l’intégrité des cortex sensoriels associés (voir aussi l’exemple de l’amorçage visio-perceptuelle qui nécessite l’implication des aires visuelles primaires Grabrieli, 1998).

Le rôle de l’hippocampe et des structures du lobe temporal dans la complexité de la représentation est au cœur des travaux de Bussey et Saksida, (2007). Ces auteurs défendent l’idée que ces structures corticales et sous-corticales sont impliquées dans la formation de représentations de plus en plus complexes en allant des structures connexes vers l’hippocampe. L’hippocampe est alors censé supporter des représentations « hautement intégrées» par rapport aux autres structures, mais en aucun cas indépendantes de ces dernières. Bien que ces travaux concernent principalement la dimension visuelle, nous pouvons étendre ces résultats à l’intégration multi-sensorielle en imagerie (Taylor, Moss, Stamatakis, & Tyler, 2006 ; Beauchamps, Lee, Argall, & Martin (2004). Le complexe hippocampique et parahippocampique est alors déterminant dans la formation de représentations multisensorielles complexes.

Parmi les observations expérimentales qui tendent à expliquer la différence des performances entre les tâches implicites et explicites au sein du même système mnésique, nous pouvons aussi citer les travaux sur la force des traces de Huppert et Piercy (1978). Ces auteurs ont démontré l’implication de la force de la trace pour expliquer une partie des différences de performance mnésique entre les sujets contrôles et les patients amnésiques. Ce point particulier est aussi rappelé par Van der Linden (1991). Dans ce sens, plus la tâche exige la récupération d’une connaissance spécifique, plus celle-ci peut être considérée comme de nature explicite. À l’inverse, plus la tâche demande la récupération d’une connaissance générale, plus celle-ci pourra être considérée comme implicite.

Des études récentes sur la conscience ont permis de mettre en évidence les liens entre l’accès à une connaissance de manière consciente et l’intégration multisensorielle, et ce notamment à travers l’étude des ondes gamma et les activités de synchronisations des neurones. Cette synchronisation des activités neuronales, dans la bande gamma, permettrait la création d’une représentation cohérente (Tallon-baudry, 1999) et son maintien à disposition pour le traitement ultérieur (Jensen, Kaiser, & Lachaux, 2007). Les auteurs rappellent que selon l’intensité de cette activité gamma, l’encodage aboutira ou non à la création d’un souvenir stable. En outre, selon Axmacher, Mormann, Fernandez, Elger et Fell (2006), l’activité oscillatoire serait en partie explicative de la formation des souvenirs. Nos souvenirs se consolideraient via l’activité synchronisée des neurones impliqués dans la création du souvenir en question. Selon la théorie développée par Crick et Koch (1990), des neurones qui présenteraient une activité oscillatoire synchrone dans la bande gamma signeraient une représentation consciente. Si ces oscillations synchrones ne sont pas dans cette bande, alors ce serait une représentation unifiée mais non consciente. Enfin, si des neurones ne présentent pas d’activité synchrone, ils participent à des traitements de représentations différentes. Ces auteurs ont alors supposé que la conscience serait marquée par le phénomène d’oscillations dans le spectre gamma.