Introduction

« A cette époque, plus personne ne posait de questions : on avait fini par s’abstenir d’en poser, les réponses se faisant de plus en plus rares, et par les garder informulées… Peut-être même tombèrent-elles simplement dans l’oubli. Les noms des morts n’étaient plus prononcés, car nous avions appris qu’il était préférable d’oublier ; nous étions parfois étonnés de voir à quel point nous apprenions vite, et avec quelle facilité […]. Nous avons appris à nous taire, à oublier ; nous avons continué à vivre : c’était un peu difficile au début, mais les choses étaient devenues plus faciles, à mesure que nous constations que l’on pouvait aussi vivre comme cela, que l’on pouvait vivre aussi bien comme cela qu’autrement […]. Après tout, il ne nous était rien arrivé, à nous 1  ».

« Il ne nous était rien arrivé » … Adriaan, le héros du roman La saison des adieux de l’écrivain afrikaner Karel Schoeman évoque la rupture physique et psychologique séparant la communauté blanche de la majorité noire opprimée. Le héros sous-entend le déni, le silence, la méconnaissance des réalités de l’apartheid : déni facilité, au sein de la majorité de la communauté blanche, par une présentation quasi-philanthropique du système d’apartheid. Présenté comme un idéal d’ordonnancement, les réalités de l’apartheid les plus tragiques, même à l’intérieur du pays, pouvaient être « omises ». Qu’en a-t-il été à l’extérieur du pays ?

‘« Nous les surveillions et évaluions leurs service, leur apprenions l’Evangile […]. Mais le problème du « nous » et du « eux » subsistait. C’était une division confortable et pratique […]. Si ça n’était pas explicitement dit dans les Ecritures, c’était certainement sous-entendu dans la création bigarrée d’un père omniprésent. Et il ne nous venait pas à l’esprit de nous mêler de Son travail, d’essayer de l’améliorer en faisant naître d’impossibles hybrides. C’était comme ça. Ca avait toujours été comme ça ».’

Le « nous » et le « eux » : dans son roman Une saison blanche et sèche 2 , l’écrivain sud-africain blanc André Brink, par l’intermédiaire de son héros afrikaner Ben Du Toit, traduit la même réalité : l’apartheid intégré, assimilé, digéré, système incontestable dont les principes sont renforcés par une lecture manipulée des Ecritures. Ces deux auteurs sud-africains dressent ici un tableau psychologique de la communauté blanche qui pourrait se résumer par ces mots : « ne pas savoir, ne pas vouloir savoir »… Ils demeurent, aux côtés des historiens, des peintres clairvoyants de la société sud-africaine durant l’apartheid. Pour cette raison, il m’a semblé important de faire mention de ces deux extraits de fiction avant d’aborder ma démarche d’historienne.

Notes
1.

Karel SCHOEMAN, La saison des adieux, Paris, Phébus, coll 10/18, 2008 , p. 60 (1ère édition en français, 2004).

2.

André BRINK, Une saison blanche et sèche, Paris, Le Livre de poche, 1980, p. 201- 202.