L’étude d’un regard

Porter un regard d’historien sur l’histoire de l’Afrique du Sud durant les années d’apartheid n’est pas chose aisée. L’histoire « officielle » sud-africaine fut longtemps une histoire des différentes nations noires, des histoires « ethniques » en quelque sorte, encadrées par un message gouvernemental omniprésent « qui faisait précisément des « races » ses jouets politiques et prétendait prendre les historiens à témoin de l’incapacité sociale dont étaient frappés les « tribus » africaines 3  ». Les observateurs eurent donc à « s’accommoder » ou à « déjouer » les pièges d’une histoire officielle destinée à valoriser le rôle et l’influence blanches et qui, sans s’arrêter à une histoire et à un discours ethnocentré, eut comme objet de produire l’histoire des différentes nations noires habitant le pays comme autant « d’îlots de peuplement 4  ».

Notre objectif est ici d’étudier le regard de chrétiens qui, au sein de différentes structures ou de manière plus individuelle, posèrent un regard sur l’Afrique du Sud, depuis l’arrivée au pouvoir du parti National et l’instauration des premières lois instaurant une ségrégation raciale (1948) jusqu’à la libération de Nelson Mandela (1990), symbole de la fin du système ou plutôt du début de la transition qui mènera le pays jusqu’aux premiers élections démocratiques en 1994.

Le mot afrikaans « apartheid » connut une évolution sémantique, révélatrice de l’évolution du projet : de « séparation » en 1948, le mot prend un sens plus « édulcoré » 10 ans plus tard, l’apartheid devenant synonyme de « développement séparé ». L’apartheid se distingue en effet de la ségrégation puisqu’il est un « véritable système complet de régulation des rapports entre races différentes qui résulte d’une certaine perception du monde. Ce n’est donc pas un ensemble de pratiques pour assurer la prédominance d’un groupe racial […], c’est le résultat d’une de ces constructions de l’esprit humain, érigée en dogme absolu, ayant la prétention d’établir un nouvel ordre du monde, et comme tel s’imposant de façon rigide et autoritaire à tous 5  ».

S’attacher au regard des chrétiens français sur le régime d’apartheid amène à se demander ce qu’ils savaient de l’apartheid. Le pays a occupé une place sur la scène médiatique à partir des émeutes de Soweto (juin 1976). L’information concernant le pays fut ensuite rythmée par les émeutes et la montée de la répression gouvernementale. Les images de l’Afrique du Sud étaient des images de violence. Concernant le système d’apartheid, ce sont surtout les images du « petty apartheid » qui retinrent l’attention car elles manifestèrent du caractère le plus visible du système : les journaux témoignèrent de la stricte séparation entre les Blancs et les Noirs, publiant les photos des inscriptions en anglais et en afrikaans : Europeans, blankes, inscriptions témoignant des espaces réservés dans les lieux publics. Lorsque les Français s’intéressèrent à l’Afrique du Sud, ce fut souvent par l’intermédiaire de figures charismatiques. Il fut difficile d’informer sur l’Afrique du Sud, face à un message propagandiste sud-africain omniprésent, véhiculé par des bureaux d’information basés dans le monde entier. Entendre l’information délivrée par le gouvernement de Pretoria, c’était envisager l’apartheid comme une chance pour les populations noires de se développer d’une manière séparée et de s’épanouir, à terme, en tant que nation distincte.

‘« Bon nombre d’observateurs étrangers furent même convaincus, la générosité apparente du projet d’accorder aux peuples noirs leur auto-détermination masquant la vaste entreprise de privation des droits, de généralisation de la discrimination, puis de déportation des populations à laquelle vont se livrer les gouvernements successifs6 ».’

En février 1987, le journal La Croix présente les résultats d’un sondage effectué en partenariat avec l’ONG « Frères des hommes7 ». L’enquête se justifie également par l’envie de comprendre, « malgré la censure imposée sur place […] ce qui fait que les informations sur ce pays passent au compte-gouttes » 8 . 

Le sondage s’articule autour de 3 points principaux : quel est l’intérêt des Français pour l’Afrique du Sud ? Que savent-ils de l’apartheid et comment ? Comment sont-ils prêts à agir ? Les résultats généraux du sondage témoignent d’un intérêt des Français pour l’Afrique du Sud : 65% d’entre d’eux disent être assez ou très intéressés par ce qui se passe dans le pays et 76% ont entendu parler de l’apartheid.

Mais justement, qu’est-ce que l’apartheid pour les sondés ? La majorité (65%) associe le terme à celui de « séparation ». Sur un plan politique, 93% des personnes interrogées trouvent inacceptables que les populations non blanches n’aient pas le droit de vote. le sondage n’évoque ni les conséquences sociales du système, ni les effets du « grand apartheid » (formation des bantoustans).

Un autre résultat peut témoigner d’une vision partiellement erronée de la situation en Afrique du Sud : à la question « qui est le plus responsable de la violence en Afrique du Sud ? », la réponse est majoritairement la police et l’armée (43%), mais 39% des personnes interrogées disent que la violence provient autant de la police (et de l’armée) que des populations noires.

C’est le problème du racisme contre les Noirs qui arrive en tête dans l’intérêt éprouvé par les sondés. Julia Ficatier donne des informations supplémentaires sur ces résultats, renseignant l’intérêt des jeunes pour ce problème du racisme et de la teneur réellement politique de la question :

‘« Les UDF et les RPR arrivent en tête pour l’intérêt suscité par « la pénétration du communisme en Afrique » : 24% pour les premiers et 20% pour les seconds9 ».’

La question sud-africaine est ainsi fortement politisée. Les observateurs qui ont choisi de la traiter n’ont pas pu évacuer cette nature. Cette lutte contre le « péril rouge » menaçant l’équilibre du pays a été retenue par une proportion importante des interrogés appartenant à des partis « de droite ». Il semble donc évident que cet aspect influence et oriente les moyens d’actions qui seront proposés aux interrogés pour aider l’Afrique du Sud à sortir de l’apartheid. Deux questions portent ainsi sur les types d’actions que la France peut mener pour protester contre la situation en Afrique du Sud :

‘« Il est clair que pour les Français, la lutte contre l’apartheid ne passe pas par des sanctions diplomatiques (encore que ce soit dans ce domaine que les Français soient le plus partagés), économiques, commerciales ou sportives10. Les plus opposés à ce genre de sanctions sont les RPR […]. Les Français préfèrent à 64% que l’on aide les organisations d’Afrique du Sud qui s’opposent à l’apartheid. C'est-à-dire aider la situation à évoluer de l’intérieur par les « gens » de l’intérieur11 ».’

64% des personnes interrogées sont donc favorables à une aide de la France aux organisations d’Afrique du Sud. Si les Français interrogés sont contre le boycott de produits sud-africains (à 53%) et ne sont pas du tout disposés à manifester dans la rue (contre à 67%)12, ils se disent plutôt favorables à la signature de pétitions (59%) ou à une aide financière (53%).

L’absence de référence au « grand apartheid » témoigne de cette vision « partielle » que beaucoup de Français ont du système. Certains groupes de chrétiens, parmi lesquels « Terre des hommes » traduisent ainsi bien leur volonté de « mieux » informer sur l’Afrique du Sud… Les points mis en évidence tout au long de ce sondage seront en tous cas ceux autour desquels se concentreront ces groupes de chrétiens.

Sujet lointain certes mais aussi sujet à la valeur universelle, le phénomène du racisme, « fausse conscience qu’une race dominante a d’elle-même et des races dominées 13» étant, sous des formes diverses, présent dans la plupart des sociétés du monde. Traiter du système d’apartheid, c’est traiter du racisme sous sa forme extrême, racisme institutionnalisé « idéal délirant d’ordonnancement du monde, de mise en fiche de la diversité, d’endiguement de la souillure (sexuelle, morale ou politique) ». Le processus alla jusqu’au sacrifice de l’ordre racial, de l’intégrité territoriale et des relations entre les groupes par la formation des bantoustans, phase ultime du système visant à faire de l’Afrique du Sud un pays blanc disposant de la force de travail d’une population africaine tout en écartant sa potentielle dangerosité.

Les effets de l’apartheid furent donc multiples et globaux : exclusion des Noirs de la vie politique, stricte séparation des cadres de vie, formation des bantoustans témoignant de la considération de la population africaine sous le seul aspect de sa force de travail…

Des éléments politiques, sociologiques, économiques composaient le système d’apartheid. Si l’Afrique du Sud eut la particularité de pousser cet idéal d’ordonnancement à l’extrême, il paraît évident que le thème du racisme, celui de l’exploitation des Noirs par une puissance blanche trouvait un écho chez des chrétiens déjà sensibilisés par les questions de respect des droits de l’homme et du racisme.

Toutes les sociétés sont victimes de préjugés raciaux, seule change l’expression de ces préjugés et leur degré d’intensité. Le sujet a perdu ainsi de son « exclusivité » et les chrétiens ont été poussés à prendre position sur le racisme dans leur propre société et à la façon dont leur propre institution devait traiter de la question du racisme et de l’exploitation des hommes.

En conclusion de l’ouvrage L’Eglise catholique devant la question raciale édité par l’UNESCO en 1953, Yves Congar résume la position de l’Eglise catholique de la façon suivante :

‘« Nous avons vu refuser tout racisme de principe, mais tenir compte des faits de race et des conditions historiques concrètes dans lesquelles les problèmes raciaux tendent à une solution de vérité. L’Eglise joint ainsi un sain réalisme à un idéalisme très pur14 ».’

Cette conclusion est contemporaine des premières lois de l’apartheid. Yves Congar reconnaît les inégalités existantes entre les hommes mais celles-ci ne tiennent pas à une infériorité « génétiquement fatale » mais « à des chances historiques et parfois géographiques ». Il estime ainsi qu’il est nécessaire de parler « d’inégalité […] d’ordre culturel, social, politique 15» mais il n’avance aucune solution quant à la résolution de telles inégalités et rappelle que l’Eglise affirme que tous les hommes sont foncièrement égaux et qu’elle « proclame et pratique l’unité et l’égalité 16  ».

Notes
3.

Xavier FAUVELLE-AYMAR : Histoire de l’Afrique du Sud, Paris, Seuil, coll « l’univers historique », 2006, p. 23.

4.

Ibid.

5.

Alain BOCKEL, De l’apartheid à la conquête du pouvoir, Paris, Publisud, 1986, p. 17.

6.

Ibid. p. 19.

7.

«Frères des hommes » est né en 1965 de l’initiative d’Armand Marquiset à la suite d’un voyage en Inde. Dans le but d’accueillir les enfants et de distribuer des repas, il ouvre le premier centre à Calcutta. Plusieurs centres ouvriront dans le monde entier. Aujourd’hui, plusieurs programmes visent à apporter les bases d’un développement durable dans plusieurs pays du tiers-monde.

8.

« Les Français et l’Afrique du Sud », op.cit.

9.

Ibid. Si ces chiffres se rapportent donc à des classes politiques, le pourcentage général d’interrogés se disant interrogés par la percée communiste en Afrique du Sud est de 10%.

10.

Concernant la cessation des relations diplomatiques, 40% des interrogés y sont opposés, 38% y sont favorables. Sur les sanctions commerciales, 44% y sont défavorables et 37% favorables. 52% des personnes interrogées sont contre le départ des entreprises françaises implantées en Afrique du Sud (25% sont favorables).

11.

Ibid.

12.

Julia Ficatier signale cependant, sans donner le pourcentage, que les interrogés proches du communisme se déclarent favorables à des manifestations.

13.

Rudolf SIEBERT, « Le phénomène du racisme », Concilium, n°171, 1982, p. 15.

14.

Yves CONGAR, L’Eglise catholique devant la question raciale, Paris, UNESCO, 1953, p. 37.

15.

Ibid.

16.

Ibid.