Les enjeux de la question sud-africaine

En France, pays dont la réalité politique, sociale, religieuse et ecclésiale est bien éloignée de celle de l’Afrique du Sud, comment fut reçue cette théologie prophétique proche des pauvres et des opprimés ? Comment fut accueillie la mobilisation de plusieurs chrétiens sud-africains, leurs prises de position dans le champ politique, économique et social ? Suscita-t-elle, chez des chrétiens français mobilisés, admiration ou rejet, tiédeur ou incompréhension, désir de questionner leur propre institution religieuse sur la place qu’elle a à jouer dans la société et le message qu’elle a à délivrer ?

Le racisme institutionnalisé sud-africain, sa fonction économique évidente poussa les Eglises à entrer dans le champ politique, économique et social. Ce passage se fit parfois avec difficulté, entraînant questionnements, affirmation ou effacement face à des faits et événements à forte teneur idéologique et à des liens économiques et commerciaux franco-sud-africains importants. Les chrétiens comprirent qu’aborder la question de l’apartheid en Afrique du Sud les obligeait à sortir du « simple » cadre des droits de l’homme et à aborder plus largement des questions d’ordre politique et idéologique notamment.

Les solides liens unissant la France et l’Afrique du Sud poussèrent les observateurs à « juger » la politique diplomatique et commerciale française de leur pays…Ces liens ont également sans doute eu comme effet « bénéfique » de provoquer une prise de conscience plus profonde chez des chrétiens qui agirent, en conséquence, autant en citoyens n’approuvant pas la politique de leur pays qu’en chrétien désireux de replacer les valeurs humaines et évangéliques au premier plan de leurs préoccupations.

« L’irruption du politique est un fait de civilisation 20». Par cette affirmation, Gabriel Matagrin désigne, en 1972, un rôle nouveau à l’Eglise et le document « Eglise, politique et foi » adopté par l’Episcopat la même année, affirme dans son dernier chapitre que « tout chrétien doit-il se sentir concerné par la politique. Chaque fois qu’il le peut, il doit être un citoyen actif 21». Le champ ouvert aux chrétiens par la réhabilitation de l’engagement politique est immense, poussant les chrétiens à sortir d’une neutralité de mauvais aloi. L’élaboration d’une « théologie du politique » toucha particulièrement des catholiques qui prirent également comme modèle des implications chrétiennes sud-africaines dans le champ du politique. Le document « Eglise, politique et foi » exhorte bien, dans son liminaire, les chrétiens français à se maintenir « éveillés » face à ceux qui sont opprimés ou dégradés dans leur dignité :

‘« Nulle chrétienne, nul chrétien ne peut être tranquille tant qu’un seul de ses frères est, quelque part, victime de l’injustice, de l’oppression ou dégradé22 ».’

La question sud-africaine a ainsi revêtu plusieurs strates, conduisant à traiter des différents aspects du système, des liens qui unissent la France à l’Afrique du Sud, des fondements religieux de l’apartheid… Ces informations seront reprises, digérées, commentées au sein de groupes, commissions incarnant, la plupart du temps, une mobilisation réelle et active.

Une difficulté supplémentaire vient du fait que l’engagement de chrétiens vis-à-vis de l’Afrique du Sud se manifesta dans un contexte de crise « tiers-mondiste ». Les militants du CCFD notamment eurent à souffrir d’une offensive interne au catholicisme avec une remise en cause de la tradition d’engagement politique et social héritée des militants de l’Action Catholique des années 50. Plus globalement, il leur fut adressée la critique d’une part, d’être solidaires, sur le terrain de groupes propageant un idéal marxiste et d’autre part de participer à une contestation du capitalisme et de son mode de développement détruisant les sociétés du tiers monde.

Si cette crise toucha particulièrement les milieux catholiques, les chrétiens engagés dans le monde réformé connurent également des remous. Pour les réformés français, la question sud-africaine fut vécue comme une « épine dans le pied 23», agitant des cercles isolés de réformés, révélant des tensions et courants divers au sein de leur confession, divergences sur l’adhésion à la ligne de conduite du COE, sur la légitimité de l’aide aux mouvements de libération… Si les catholiques furent soumis à des questionnements identiques, ces derniers provoquèrent des remous beaucoup moins importants.

Notes
20.

Gabriel MATAGRIN, Le Monde, 26 octobre 1972.

21.

Cité par Denis PELLETIER, « La crise catholique », Paris, Payot, 127 p.

22.

« Pour une pratique chrétienne de la politique » La Documentation catholique, n°1620, 19 novembre 1972, col 1011.

23.

Ariane BONZON, « Les protestants français et l’apartheid : une épine dans le pied ? », Réforme, 21 juin 1986, p. 3.