D’un intérêt pour le processus de réconciliation…. à l’étude du système d’apartheid

Question sensible pour des catholiques et des réformés français, je dois ajouter que cette étude n’est pas sans lien avec un intérêt personnel. Si mon âge ne m’a pas permis de connaître qu’en « surface » » ce qu’était le système d’apartheid alors qu’il était encore en place, c’est grâce à un documentaire diffusé à la télévision française portant sur la Commission Vérité et Réconciliation (Trust and reconciliation commission, TRC)25, mise en place en novembre 1995 que ce sujet s’est imposé à moi. Autrement dit, c’est la connaissance du processus de réconciliation mis en place quelques années après la fin de l’apartheid qui m’a amené à m’intéresser au système d’apartheid en lui-même. Parmi les membres de la commission, se détachait la personnalité charismatique de son président, l’archevêque Desmond Tutu qui résume de cette façon l’esprit et les objectifs d’une telle initiative :

‘« Nous avons été émus aux larmes. Nous avons ri, nous avons gardé le silence et nous avons regardé droit dans les yeux de la bête immonde de notre sombre passé. Ayant surmonté cette terrible épreuve et prenant conscience de notre commune humanité, nous commençons à réaliser que nous sommes capables de surmonter les affrontements d’hier et de nous tendre la main… Confronté à la générosité, on ne peut que se montrer généreux. Le pardon répondra à la confession, et la guérison s’ensuivra ; nous aurons ainsi contribué à promouvoir l’unité nationale et la réconciliation26 ».’

La commission, chargée d’enquêter sur les violations des droits de l’homme commises, aussi bien par l’Etat que par les organisations de résistance, donna la parole à des milliers de victimes anonymes, reconnaissant leurs souffrances durant l’apartheid. la TRC eut à se prononcer non pas sur la gravité des actions commises, mais sur la sincérité des motivations. Dans les faits, moins de un millier d’amnisties furent accordées sur plus de 7000 demandes déposées. Durant les travaux, l’Eglise anglicane et l’Eglise catholique demandèrent pardon devant la Commission Vérité et Réconciliation pour leur « léthargie et acceptation 27  » de la situation à tel et tel moment. Ce fut le point de départ pour moi d’une volonté de comprendre qu’elle fut la responsabilité des Eglises chrétienne durant l’apartheid.

Aborder l’histoire de l’Afrique du Sud pendant l’apartheid a été pour moi une démarche avant tout humaine. Aujourd’hui, la question de l’apartheid est indissociable de la mémoire de l’apartheid. Si la commission a joué un rôle important dans la « digestion » du traumatisme, le pays aujourd’hui reste un pays meurtri. Mon sujet d’étude a pris une nouvelles dimension lors du voyage que j’ai effectué en Afrique du Sud à la fin de l’année 2005. Ce voyage répondait à plusieurs impératifs mais au delà de son intérêt universitaire, il a été une expérience enrichissante et profondément éclairante. Les personnalités rencontrées, celles qui furent victimes de l’apartheid comme celles qui furent « de l’autre côté » et les lieux visités m’ont permis d’appréhender concrètement les réalités d’un système raciste. A travers le témoignage de ces personnalités, j’ai pu percevoir, chez les Blancs, le sentiment tenace de responsabilité, chez les Noirs le traumatisme d’avoir vu leur identité niée pendant des dizaines d’années. Ce voyage a également permis d’évacuer de mon esprit toute tentation de manichéisme simpliste dans l’étude de l’apartheid. Les rouages de l’apartheid étaient si bien conçus qu’ils permettaient en effet d’isoler complètement deux mondes, celui des Blancs et celui des non-Blancs, le premier pouvant avoir une ignorance complète de la réalité des conditions de vue du second… Si le système des bantoustans n’est pas été très connu des Français, il a été étonnant pour moi de constater que la population blanche sud-africaine, dans son ensemble, ne savait pas quelle était la « teneur » précise de ce programme. En effet, comme des Sud-Africains blancs ont pu me le témoigner, ils ne savaient pas vraiment où étaient emmenées les populations noires qui étaient « transférées » vers les territoires formés dans la cadre du « grand apartheid ». Connaître les réalités de l’apartheid pour un Blanc nécessitait un réel effort d’information, difficile à entreprendre alors que le gouvernement de Pretoria soignait la présentation du système, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.

Il est toujours possible de lire l’apartheid passé dans la géographie du pays : la gare de Johannesburg porte en effet encore les « stigmates » de la séparation, les entrées différentes pour Noirs et pour Blancs étant encore visibles. Lorsque je me suis rendue sur des terres de l’ancien bantoustan du Bophutatswana en compagnie de Jean-Marie Dumortier (alors qu’il y avait été aumônier de la JOC), j’ai pu lire dans le paysage les anciennes limites du territoire, le retard encore visible dans la mise en place des infrastructures et j’ai pu reconnaître les terres improductives de ces anciens « réservoirs de main-d’œuvre. Si l’apartheid territorial est bien aboli, un apartheid économique demeure, maintenant les populations les plus pauvres, souvent noires, dans des conditions de vie désastreuses.

Ce voyage m’a également permis d’appréhender, notamment par des témoignages, l’omniprésence des Eglises dans la société sud-africaine. J’ai en effet travaillé au sein de deux organismes chrétiens, Diakonia (fondé par Mgr Hurley) et PACSA (Pietermaritzburg Agency fort Christian Social Awareness), agence créée par des chrétiens blancs en 1978 pour promouvoir une justice sociale et de nouveaux modes d’expression hors des structures paroissiales. Grâce à l’étude des archives de ces organismes, j’ai pu appréhender le contexte dans lequel s’est élaborée la réflexion de ces chrétiens « éclairés », le type d’actions qu’ils purent mener dans la société d’apartheid. Ces deux organismes se trouvent aujourd’hui face à de nouveaux enjeux : les relations inter-communautaires, celles entre les hommes et les femmes et surtout le problème du SIDA qui touche de manière massive l’Afrique du Sud et plus particulièrement la province du Kwazulu-Natal où sont implantés Diakonia et PACSA. Les contacts avec les chrétiens agissant au sein de ces deux structures m’ont permis d’avoir un nouvel aperçu de la physionomie du christianisme dans les sociétés africaines, structures profondément implantées dans le contexte social et travaillant sur la question de l’éducation vis-à-vis de la transmission du SIDA et du port du préservatif comme seul moyen de protection, domaine dans lequel, en Occident, il n’est pas commun de rencontrer des Eglises.

Notes
25.

Sur la commission, voir notamment : Barbara CASSIN, Olivier CAYLA et Philippe-Joseph SALAZAR, Vérité, réconciliation, pardon, Paris, Seuil, coll « Le genre humain », 2004, 365 p ; H. Aji et M. Houssay-Holzschuch, « La rhétorique de la réconciliation. Presse et langage en Afrique du Sud », Esprit, mai 1997, p. 90-107 et A. NORVAL, « Truth and reconciliation. The birth of the Present and the Reworking of History » (compte rendu), Journal of Southern African Studies, 25 (3), 1999, p. 499-519.

26.

Desmond TUTU, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, Paris, Albin Michel, p. 121.

27.

Philippe SALAZAR, Afrique du Sud, la révolution fraternelle, Paris, Hermann, 1998.