1-2 Le sentiment de responsabilité… avant d’évoquer le sentiment de culpabilité des réformés français

« Notre responsabilité 36» : Ce sous-titre d’article rend explicitement compte du sentiment qui commence à envahir une partie de la communauté réformée française. Réforme consacre donc un dossier à la lutte contre l’apartheid et à ses fondements calvinistes. Comment, dans ce cas, les protestants français peuvent-ils rester simples spectateurs devant l’« ingrédient calviniste 37  » qui compose l’apartheid ? L’article fait ainsi référence à la solidarité spirituelle liant réformés de France et d’Afrique du Sud, mais aussi au fameux lien historique impliquant, plus qu’un simple souci, une véritable responsabilité des Huguenots :

‘« N’oublions pas – les chrétiens d’Afrique du Sud me l’ont dit – que les protestants français ont une responsabilité particulière à l’égard de leurs co-religionnaires d’Afrique du Sud, à cause de l’attachement sentimental des réformés hollandais au souvenir des réfugiés huguenots qui vinrent grossir le nombre des colons du Cap 38».’

Ce constat implique une véritable prise de conscience chez le réformé français, prise de conscience qui devra s’accompagner d’une action concrète (protestations, bulletins d’information…). Les liens politiques et économiques qui seront détaillés plus tard seront vécus comme une raison supplémentaire à l’engagement.

Le journal réformé « Le Christianisme au XXème siècle » se fait lui aussi l’écho de cette prise de conscience face à une situation sud-africaine qui devient dramatique :

‘« Il est temps que notre peuple, et nous, en particulier, les protestants français (puisque parmi les Blancs de ce pays nombreux sont les descendants d’huguenots qui partirent pour le Cap pour fuir les persécutions) oui il est temps que nous entendions le cri des populations noirs sud-africaines froidement, indignement exploitées 39  ».’

Une fois encore, les réformés français élaborent l’idée d’une action qui sera menée au sein du « Comité français contre l’apartheid » dont il fait mention pour la première fois dans cet article. Par la publication d’articles d’information, de témoignages, la projection de films documentaires, ce comité se charge ainsi d’amplifier ce qui n’est encore en 1971 qu’un « gémissement douloureux 40  ». Ce sentiment de solidarité, de culpabilité presque, apparaît à de multiples reprises dans la presse réformée tout au long des années 70 à mesure que s’aggrave la situation en Afrique du Sud. Dans un article de Réforme paru en février 1976, Daisy de Luze cite un proverbe sud-africain qui semble bien refléter cet état d’esprit. Le commentaire qui le suit est tout aussi évocateur :

‘« "Tune sais pas combien pèse le fardeau que tu ne portes pas". Cette petite phrase douloureuse nous interpelle, nous les chrétiens d'Europe occidentale, et nous invite à la solidarité avec les peuples d'Afrique australe qui luttent pour leur libération41  ».

Sans que soit rappelée la présence huguenote en Afrique du Sud, Daisy de Luze met cette solidarité avec les peuples opprimés d’Afrique du Sud au premier plan des préoccupations de la famille réformée française. Il ne s’agit donc plus d’une solidarité d’ordre confessionnelle mais tout simplement d’une réponse à un peuple dont les libertés fondamentales sont niées. Même si la situation en Afrique du Sud reste la préoccupation principale au sein de la rédaction, Daisy de Luze évoque également rapidement la situation en Rhodésie du Sud (Zimbabwe) où les colons blancs minoritaires défendent aussi leur hégémonie envers et contre tout.

La culpabilité apparaît dans toute son ampleur dans un article du Christianisme au XXème siècle sous la plume de Paul Ollier en 1975. La fraternité reliant tous les membres de la communauté protestante doit entraîner non pas solidarité mais effort d’information et de compréhension :

‘« C’est un pays protestant. Et alors là, quelle pagaille dans notre attitude vis-à-vis de nos frères ! Car les Afrikaners sont en définitive des Huguenots français pourchassés. Nous bramons ici notre fierté d’avoir gardé notre indépendance et se sont pourtant nos cousins qui ont crée l’apartheid […]. Là également, si cet apartheid est scandaleux, nous ne pouvons pas, comme on le fait allégrement dans certains milieux chrétiens français, rejeter tout simplement « les démons ». Nous avons l’obligation charitable de chercher à comprendre 42 ».’

Le « problème » huguenot réapparaît en 1984 dans un article du Christianisme au XXème siècle qui rappelle le poids de la foi calviniste dans la construction de l’identité opiniâtre de l’Afrikaner43. Les huguenots français ont ainsi participé directement au développement de la communauté afrikaner. Pour autant, l’article ne rend pas compte d’une responsabilité particulière à l’égard des chrétiens d’Afrique du Sud.

L’intérêt pour la question est réaffirmé avec force deux ans plus tard dans Réforme dans un article qui retrace l’évolution de la prise en compte de la question sud-africaine au sein de la communauté protestante française44. Le titre ainsi que le sous-titre sont encore une fois évocateurs :

‘« Une épine dans le pied ? Comment la communauté protestante française réagit-elle à l’apartheid ? Sans souvenirs historiques, elle ne peut cependant se désintéresser d’un système qui a sécrété une justification théologique45 ».’

La présence huguenote française du XVIIème n’est pas ici évoquée pour justifier une prise de conscience. L’argument historique laisse donc place à l’argument théologique qui ne peut pas laisser les protestants indifférents. Ariane Bonzon dresse pourtant un tableau pessimiste de la connaissance du problème sud-africain chez des protestants peu passionnés par la question…

Un nouvel article de fond parait dans Réforme en mars 198746. Il fait de nouveau un bilan de l’évolution de la prise en compte de la question sud-africaine chez les réformés, à un moment où le pays entre dans une période d’état d’urgence et de répression intense. Avant de faire mention de l’évolution des prises de positions chez les protestants français, Ariane Bonzon fait apparaître quelques signes de pessimisme et de colère face à l’apparente inertie de la communauté française. Pour renforcer son propos, la journaliste rapporte la phrase accusatrice de l’archevêque sud-africain Nkoane alors en visite à la Fédération protestante de France en septembre 1986 : « vous, les protestants français, ne faites rien pour nous ! ». Alors que dans l’esprit de l’archevêque Nkoane, il n’est sans doute question que d’un appel à la solidarité au nom du respect des principes de l’Evangile et des droits de l’homme, Ariane Bonzon tente d’éveiller la conscience des protestants français en leur rappelant les liens qui les unissent à leurs frères d’Afrique du Sud :

‘« ll y aurait pourtant quelques motifs pour que les protestants français se sentent plus concernés par la situation de ce riche et stratégique pays du bout de l’Afrique que les catholiques et à fortiori que l’ensemble des Français. Devrait être présent tout d’abord dans la mémoire collective des protestants d’aujourd’hui, et dans la généalogie de certains, le souvenir des cent cinquante à deux cents réfugiés huguenots, précédant ou fuyant la révocation de l’Edit de Nantes, qui débarquèrent de 1683 à 1689 à la Baie de la Table47 ».’

Notes
36.

Christian PITON, « Lutte contre l’apartheid : la part des Eglises », Réforme, n°1378-1379, 14 août 1971, p8.

37.

Ibid.

38.

Ibid.

39.

Noël CHRISTOL, « A propos de l’Afrique du Sud », Le Christianisme au XXème siècle, n°19, 13 mai 1971, p. 16.

40.

Ibid.

41.

Daisy de Luze, « La fin des certitudes », Réforme, n°1614, 28 février 1976, p. 4.

42.

Paul OLLIER, « L’Afrique du Sud à la croisée des chemins », Le Christianisme au XXème siècle, n°11, 13 mars 1973, p. 5 à 8.

43.

Antoine JAULMES, « Ils étaient trois sud-africains… », Le Christianisme au XXème siècle, n°28, 9 juillet 1984, p. 2 et 3.

44.

Ariane BONZON, « Les protestants français et l’apartheid : une épine dans le pied ? », Réforme, n°2149, 21 juin 1986, p. 3.

45.

Ariane BONZON, « Les protestants français et l’apartheid : une épine dans le pied ? », Réforme, n°2149, 21 juin 1986, p. 3.

46.

Ariane BONZON, « Les protestants français et l’apartheid : les clivages habituels », Réforme, n°2189, 28 mars 1987, p. 6-7.

47.

Ibid.