2-1 Quelques interrogations avant 1976

Les relations économiques qui unissent la France et l’Afrique du Sud vont être à l’origine d’une véritable mobilisation dans les milieux chrétiens français. Ce sont malgré tout les réformés qui vont davantage se positionner clairement vis-à-vis de cette question, que ce soit au sein de leurs organes de presse ou au sein de comités actifs. Du côté catholique, la question ne sera que très peu abordée dans la presse. Ainsi, les actions et les prises de position se feront principalement au sein de la commission « Justice et Paix » et en association avec des organismes protestants telles la Fédération protestante de France et la Cimade54.

La première déclaration officielle du Conseil de la Fédération protestante de France sur la question date de mai 1965 : les Eglises membres de la Fédération demandent au gouvernement français de cesser la livraison d’armes à la république sud-africaine. La requête est réitérée l’année suivante par l’assemblée générale qui souhaite alors que les autorités catholiques se joignent à elle. Ces premières prises de positions ne sont cependant pas reproduites dans la presse réformée de l’époque55.

L’année 1976 est une date charnière, autant dans l’histoire sud-africaine (émeutes de Soweto en juin) que dans la prise de conscience de la question sud-africaine dans les milieux chrétiens, les deux aspects étant intrinsèquement liés Cet intérêt se manifeste par la re-considération des liens économiques et politiques qui unissent les deux pays. Plusieurs articles dans la presse réformée parlent de ces relations, de ces liens qui renforcent un certain malaise déjà existant. Sujet récurrent à partir de 1976, la question est déjà traitée en 1970 dans un éditorial virulent de Noël Copin qui réagit aux liens unissant France et Afrique du Sud au moment de la visite en France du premier ministre John Vorster :

‘« M Vorster ? Connaît pas, et c’est si loin l’Afrique du Sud… Pourtant, M Vorster est venu en France pour rencontrer M Chaban-Delmas […]. M Vorster est le premier ministre d’un pays qui est devenu, aux yeux du monde, le symbole de la ségrégation et du racisme […]. Le gouvernement est, sur ce point [ventes d’armes], discret 56  ».’

L’éditorialiste se demande ainsi comment la France, pays défenseur des droits de l’homme, peut agir en totale contradiction avec ses principes moraux en recevant John Vorster.

Le sujet des ventes d’armes revient en 1971 dans La Croix 57 et dans Réforme :

‘« Il est fort utile à un Français de voyager en Afrique du Sud : il y découvre combien la France apparaît au Sud-Africain blanc « moyen » (chauffeurs de taxi, passants) comme une « amie » : un pays qui a vendu ouvertement des armes, quand tous les autres acceptaient officiellement de souscrire à l’embargo édicté à l’ONU 58 , n’est pas seulement un pays qui a fourni un appui militaire considérable 59 (en particulier des hélicoptères et des chars, fort utiles pour « contrôler » la population africaine et combattre les mouvements de libération qui opèrent en Rhodésie et dans les colonies portugaises), c’est aussi un pays qui a apporté une précieuse caution morale 60  ».’

Dès le début des années 70, l’Afrique du Sud apparaît donc comme un interlocuteur privilégié d’un point de vue économique et stratégique. Les échanges entre la France et l’Afrique du Sud se composent de matières premières et produits agricoles, mais ce sont les importations d’uranium et de charbon qui seront les plus souvent notées dans la presse réformée française.

Certes, la France maintient des liens économiques avec l’Afrique du Sud, mais c’est également le cas de plusieurs puissances occidentales, ce qui ne manque pas de susciter inquiétudes chez les réformés français. L’attitude de ces puissances au sein du Conseil de sécurité de l’ONU est révélatrice de la nature de ce lien :

‘« Le triple veto d’octobre 1974 contre l’exclusion de l’Afrique du Sud de l’ONU 61 – le premier dans toute l’histoire du Conseil de sécurité- confirme, aux yeux de bien des gens, ce que l’on soupçonnait : que la majorité des puissances occidentales soutiendrait les blancs d’Afrique du Sud en cas de crise 62  ».’

Un article de La Croix revient également sur le triple veto du Conseil de sécurité, se demandant si « l’attitude des 3 pays occidentaux, tous liés étroitement à l’Afrique du Sud par des relations économiques, pourra à l’avenir se prévaloir d’arguments crédibles, l’Afrique du Sud demeurant ce qu’elle est ou se contentant de réformes superficielles 63  ».

Notes
54.

Ces prises de position et les déclarations sur le sujet relevant de mobilisations collectives, elles deront l’objet d’un chapitre à part entière.

55.

Une courte référence en est faite dans « Les protestants et l’apartheid : les clivages… », 28 mars 1987, op.cit : « En mai 1965, le conseil de la Fédération protestante de France fait une démarche auprès du gouvernement français pour lui demander la cessation de livraison d’armes à la République sud-africaine. Démarche approuvée à l’unanimité, l’année suivante par l’assemblée générale de la FPF qui en souhaite même le renouvellement […] ».

56.

Noël COPIN, « La France et l’Afrique du Sud », La Croix, 12 juin 1970, 1ère page.

57.

« Afrique du Sud : l’autre face de la coopération. Partie I : Au pays de l’apartheid », La Croix, 30 mars 1971. Le journaliste cite la vente en 1968 de 20 chars AMX, 120 torpilles, 16 chasseurs bombardiers, Mirage III, 16 hélicoptères superfrelons, 5 hélicoptères Alouette.

58.

La France a voté le 4 décembre 1963 l’embargo sur les contrats de vente d’armes et de munitions à l’Afrique du Sud. Cependant, elle précisa qu’une distinction serait effectuée entre armements offensives et défensifs, se réservant ainsi le droit de fournir des matériels destinés à la protection de l’Afrique du Sud contre des attaques extérieures (la Grande-Bretagne suivit cette même ligne jusqu’en 1974). La France abandonnera cette distinction en août 1975, respectant l’embargo sur les livraisons d’armes continentales et aériennes. Entre 1960 et 1975, on estime que la France aurait vendu pour 4 milliards de francs de matériel militaire à l’Afrique du Sud. Information prise dans Daniel C. BACH : La France et l’Afrique du Sud, Paris, Khartala, 1990, p. 178.

59.

En juin 1971, un accord entre les Etablissements Dassault, la SNECMA et la Société sud-africaine Atlas est rendu public. Il porte sur le transfert à l’Afrique du Sud de licences d’assemblage de Mirage III et F1. Voir La France et l’Afrique du Sud, op.cit., p. 185.

60.

Christian PITON, « La résistance à l’apartheid » (1971), op.cit.,p. 8.

61.

En effet, 3 membres permanents du conseil de sécurité (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis) posèrent leur veto à la proposition d’exclure l’Afrique du Sud de l’ONU.

62.

« Un empire économique au service de l’apartheid », Réforme, n°1569, 19 avril 1975, p. 8.

63.

Noël DARBROZ, « L’ONU et l’Afrique du Sud », La Croix, 3-4 novembre 1974, p. 10.