2-2 Une relation privilégiée honteuse, la France complice de la politique de Pretoria

La question du nucléaire apparaît dans la presse en 1976 à l’occasion de l’annonce de l’attribution du contrat de construction de la centrale de Koeberg à un consortium industriel français groupant Framatome, Alsthom et S.P.I.E Batignolles64. Cet événement pose la question de la dissémination d’armes atomiques et de leur utilisation :

‘« Cette fourniture de réacteurs n’est donc pas une simple opération commerciale. Leur finalité n’est pas simplement électrogène : elle peut avoir des objectifs militaires. L’Afrique du Sud aura la possibilité d’avoir des bombes A. Ce n’est pas une fourniture directe d’armement ; c’est la livraison d’un outil capable, s’il y a une décision politique, d’utiliser le plutonium produit, à des fins militaires […]. Cette vente de centrales nucléaires, comme celles qui ont eu lieu ou auront lieu, à des pays qui, politiquement veulent construire leur puissance sur une force armée, ne favorise pas la paix 65 ».’

Le même numéro de Réforme répercute également la déclaration du Conseil National de la Fédération protestante de France à l’occasion de cette vente66, déclaration également reproduite dans La Documentation Catholique 67 .

Cette question montre ainsi une véritable cohésion de la communauté protestante et une contestation unanime. Même si la politique du gouvernement de Pretoria n’est pas rappelée, il est clair que cette vente soulève un certain nombre d’interrogations concernant la finalité de ces armes dans un pays menant une politique répressive et non démocratique68. Si la presse catholique a moins rendu compte de la vente de cette centrale que la presse réformée, un article de La Croix rapporte l’événement avec amertume :

‘« Quand on voit la presse sud-africaine crier « vive la France » et célébrer à grand tapage cet axe nucléaire qui s’instaure entre Paris et Pretoria, on peut être légitimement inquiet de tout ce qu’il implique désormais comme compromissions politiques inévitables. La France pratique décidément de plus en plus ouvertement une politique cynique, sa main droite ignorant ce que fait sa main gauche. D’un côté, elle est pour l’indépendance des peuples, pour un nouvel ordre mondial contre le racisme ; de l’autre, elle gère ses intérêts sans tenir compte de leurs retombées idéologiques et politiques […]. Qu’on le veille ou non, la France se rend complice active de tout ce que fait Pretoria […]. 5 milliards, il est vrai, vont tomber dans l’escarcelle nationale. Il y a de quoi supprimer les états d’âme et les débats de conscience. Avec 30 deniers, on continue d’acheter n’importe quoi 69  ! ».’

Le 16 juin 1976, éclatent les émeutes de Soweto. La communauté internationale prend conscience du drame sud-africain et de la répression gouvernementale. La vente des réacteurs nucléaires est encore l’objet d’un article dans Réforme le 25 juin qui donne la parole à Jean-François Mougel, secrétaire-général adjoint de la CFDT des personnels de l’énergie atomique. Ilcondamne le manque de moralité dont fait preuve le gouvernement français, soucieux de « faire des affaires, faire tourner la machine économique, indépendamment de toute contrainte d’ordre moral ou politique 70  ».

Cet engagement économique entraîne un sentiment de culpabilité qui renforce la légitimité des réformés français à parler de la question sud-africaine :

‘« Parler de l’apartheid et de l’Afrique du Sud, c’est aussi nous préoccuper de notre propre pays. Car par ses fournitures commerciales, ses ventes de matériel, d’armes ou de licences de fabrication d’armes à l’Afrique du Sud, la France est un soutien effectif pour le régime et le système de gouvernement de ce pays71 ».’

Il est donc difficile d’assumer les liens privilégiés que la France entretient avec le gouvernement de Pretoria72. Avant que la France ne vote le 4 novembre 1977 la résolution 418 par laquelle le Conseil de sécurité de l’ONU impose un embargo sur toutes les ventes d’armes, cette question est encore douloureuse dans cet « après-Soweto ». Aux contestations internes, s’adjoignent celles de Burgess Carr, secrétaire général de la Conférence des Eglises de toute l’Afrique (C.E.T.A) dont les propos sont reproduits dans Réforme le 8 janvier 1977 :

‘«  Les blancs qui sont venus à nous avec leurs sentiments chrétiens, qui nous ont parlé de dignité humaine et de toutes ces choses, ont été les principaux suppôts du racisme et de l’oppression. Ce pays où nous nous trouvons, la France, c’est le pays qui a ignoré le combat pour la libération, pour la justice, pour les droits de l’homme en Afrique, avec la plus totale impunité, en raison de ses intérêts économiques, des relations commerciales, des ventes d’armes ; et maintenant elle aide l’Afrique du Sud à développer son potentiel nucléaire73 ».’

La mise en cause des relations économiques entre la France et l’Afrique du Sud est nette et sévère de la part de Burgess Carr. Elle démontre bien le caractère de plus en plus épineux de cette relation qui peut se résumer de la façon suivante : peut-on maintenir des relations économiques avec un pays en faisant abstraction de son régime politique ? A cette question de real-politique, la réponse des journalistes et des interlocuteurs interrogés est clairement non. Bien sûr, le fait que les relations touchent au nucléaire renforce cette contestation. Fin juin 1976, le conseil de la CEVAA (Communauté regroupant alors 25 Eglises protestantes d’Afrique, du pacifique et d’Europe) réuni à Porto Novo (Bénin) réagit quelques jours après les émeutes de Soweto aux relations liant la France et l’Afrique du Sud à la suite de la vente des centrales nucléaires, l’inquiétude devant de telles relations devenant angoisse à la suite du drame de Soweto :

‘« Ils disent [membres du conseil] leur scandale de voir des considérations de prestige et d’égoïsme économique déterminer cyniquement de toutes parts la politique mondiale en prenant le pas sur le souci du bien réel des peuples74 ». ’

Une année plus tard, un article de La Croix dénonce avec force la position occupée par les pays occidentaux lors de la Conférence anti-apartheid organisée par les Nations-Unies à Lagos (Nigeria)75, « accusés d’avoir fait passer leurs intérêts économiques avant la plus élémentaire morale 76  ». Parmi ces puissances, la France est présentée comme étant « coupable d’avoir coopéré ouvertement avec le pays honni dans deux domaines « sensibles » : l’armement et le nucléaire 77  ». L’Occident ne pourra retrouver une « conscience honnête 78  » qu’en supprimant tous liens avec le régime de Pretoria. C’est donc toujours la responsabilité morale et éthique de la France qui est dénoncée et condamnée par le journaliste de La Croix dans un article qui paraît en première page du journal, démontrant bien le caractère important et sensible de la question.

Notes
64.

Pour plus d’informations sur ce contrat, voir « les initiatives franco - sud-africaines » (p. 203 à 214) in Daniel C. BACH (sous la direction de) : La France et l’Afrique du Sud, op.cit.

65.

Bernard BOUDOURESQUES, « L’Afrique du Sud va-t-elle posséder des bombes atomiques ? », Réforme, 5 juin 1976, p. 16.

66.

Le contenu de cette déclaration sera étudié dans la partie IV de ce mémoire.

67.

« Des protestants opposés à la vente de centrales nucléaires à l’Afrique du Sud », La documentation catholique, n°1701, 4 juillet 1976, p. 643.

68.

Ce contrat de 6 milliards de francs valut à la France des critiques très vives, d’autant plus qu’il a été annoncé 2 semaines avant les événements de Soweto qui soulevèrent des condamnations de la part de la communauté internationale.

69.

Noël DARBROZ, « Quand Pretoria crie « vive la France » », La Croix, 1 juin 1976, p. 1 et « Les retombées politiques et économiques d’un super contrat nucléaire », La Croix, 1 juin 1976, p. 3.

70.

Jean-François MOUGEL : « Après la vente de réacteurs nucléaires, un point de vue syndicaliste », Réforme, n°1631, 25 juin 1976, p. 3.

71.

Maurice PONT, « Spécial Afrique du Sud », Journal des missions évangéliques (1977).

72.

« [La France] est considérée comme le seul véritable soutien de l’Afrique du Sud parmi les grands pays de l’occident. Non seulement elle lui fournit l’essentiel des armements nécessaires à sa défense mais elle s’est montrée bienveillante sinon un allié dans les débats et les votes des organisations internationales » in Moniteur officiel du commerce international, 23 juin 1975, p. 13.

73.

« Le temps du jugement : entretien avec Burgess Carr », Réforme, n°1659, 8 janvier 1977, p. 6-7-8.

74.

« A propos de la vente de centrales nucléaires à l’Afrique du Sud », Journal des missions évangéliques, n°7-8-9, 1976, p. 105.

75.

La conférence réunit du 22 au 26 août 1977 regroupa des représentants de plus de 50 états, mouvements de libération, organisations internationales. A l’issu de la conférence, 34 résolutions furent prises, parmi lesquelles la fin de toute coopération militaire, et la prise de mesures économiques visant à l’isolement du gouvernement de Pretoria.

76.

Pierre-Angel GAY, « La France malade de l’Afrique du Sud », La Croix, 24 août 1977, 1ère page.

77.

Ibid.

78.

Noël DARBROZ, « l’apartheid, mauvaise conscience de l’occident », La Croix, 28-29 août 1977, 1ère page.