2-3 Après Soweto, le devoir d’action

Cette question n’est que le point de départ d’un débat plus ample qui trouvera sa maturité dans les années 80, alors que l’intérêt se portera sur les boycotts des produits sud-africains et sur les désinvestissements.

La même année, Joseph Limagne dans les Informations Catholiques Internationales consacre un important encadré aux relations économiques entre la France et l’Afrique du Sud. Avec le titre « une balle française me trouera la peau 79  », Joseph Limagne rapporte ce propos que lui a tenu un écolier sud-africain et qui met directement en cause « la réputation bien assurée de marchand de canons » de la France. Une sociologue indienne rencontrée à l’université du Natal interpelle ainsi le journaliste :

‘« Ne venez pas me demander ce que vous pouvez faire pour les Sud-Africains si vous armez leurs tortionnaires. Nous considérons les Français comme nos principaux adversaires. Les guerilleros sont communistes, dites-vous, parce que les pays de l’Est les aident. Dans cette logique, qu’êtes-vous, vous qui armez les fascistes ?80 ».’

L’accusation est sans appel et sa reproduction dans le dossier des Informations Catholiques Internationales manifeste sans doute un choix délibéré de bien montrer la place et la responsabilité de la France dans les ventes d’armes à l’Afrique du Sud. De plus, cet article se situe moins d’un an après les émeutes de Soweto qui, rappelons-le, ont fait plus de 600 morts.

Dix ans après cet article, Ariane Bonzon dans Réforme met en évidence, comme pour apaiser une conscience protestante française malmenée, la faible responsabilité des protestants dans le domaine commercial et économique :

‘« Des industries de montage, de transformation ainsi que des banques dont on a pu dire qu’elles étaient protestantes ont travaillé à une certaine époque, et travaillent toujours, pour certaines, en Afrique du Sud. Mais le caractère familial, donc protestant, de ces entreprises a disparu81 ».’

Il est étonnant qu’il soit fait très peu mention des prises de positions et des déclarations sur les relations économiques entre la France et l’Afrique du Sud entre 1977 et 1987. Ce silence est sans doute évocateur d’un certain malaise dans la communauté protestante qui a, durant cette période, des difficultés à se positionner vis-à-vis des questions particulières d’ordre économique82.

Mais Ariane Bonzon donne une autre raison à cette « prudence » vis-à-vis de la question sud-africaine :

‘« Ajoutons à cela qu’avant la situation sud-africaine, c’est celle de la Nouvelle-Calédonie qui préoccupe les Eglises protestantes françaises 83  ».’

Les milieux protestants restent sans doute « échaudés » par les problèmes qu’ils rencontrèrent à la suite de leur prise en compte des événements néo-calédoniens, accusés d’avoir perdu leur « spécificité chrétienne en faisant des déclarations identiques à celles d’un parti politique d’une organisation humanitaire 84  ».

Même si la mobilisation continue au sein de Comités et de groupes de travail, la presse réformée (Réforme, le Christianisme au XXème siècle, Journal des missions évangéliques…) n’en fait plus écho dans les années 80.

Les liens confessionnels unissant les réformés français à l’Afrique du Sud jouent donc un rôle important dans l’engagement des français sur la question de l’apartheid. Cependant, la récurrence des articles rappelant les relations privilégiées que la France entretient avec l’Afrique du Sud dans le domaine économique et stratégique démontre bien l’existence d’un certain malaise. Alors que cette question est éludée dans la presse catholique, les réformés, au nom d’une responsabilité plus éthique que politique, se chargent d’informer les lecteurs sur cette relation ambiguë avec un régime ségrégationniste. Mais ce devoir de connaissance doit être accompagné d’un devoir de réaction et surtout d’action :

‘« Il importe aujourd’hui d’observer avec beaucoup de vigilance ce que seront les prises de position du gouvernement Chirac à l’égard de l’Afrique du Sud. Le régime sud-africain ne manque pas d’amis et d’alliés en France, y compris dans les milieux protestants. N’est ce pas à ceux qui se réclament de la tradition du « christianisme social » d’inventer un nouveau langage – moins pharisien et moralisant dans les « condamnations » - et surtout de nouvelles formes d’actions plus efficaces pour manifester notre solidarité avec tous ceux qui souffrent et qui espèrent en Afrique du Sud 85  ».’

Alors qu’Anne-Marie Goguel attend une manifestation réelle et concrète de la solidarité des Français et condamne la perpétuation des liens politiques et économiques liant les deux pays, un fait d’actualité va plonger un certain nombre d’observateurs, autant réformés que catholiques, dans l’incompréhension la plus totale, apportant une preuve supplémentaire de l’aveuglement de la France vis-à-vis de la question de l’apartheid.

Notes
79.

Joseph LIMAGNE, « Afrique du Sud : le racisme aux abois », ICI, 15 avril 1977, p. 39.

80.

Ibid.

81.

Ariane BONZON, « Les protestants et l’apartheid : les clivages… » (1987), op.cit., p. 6.

82.

Les malaises et les interrogations sur la question des sanctions seront évoqués dans la dernière partie de cette thèse.

83.

Ibid.

84.

Ibid.

85.

A-M GOGUEL, « Le document Kairos », Autres temps, les cahiers du Christianisme social, n°9, printemps 1986, p. 57-67. Cette question de la nature de l’engagement vis-à-vis de l’Afrique du Sud sera à la source de multiples débats au sein de la communauté réformée française. Voir partie VII.