3-1 Religiosité des Boers, Peuple élu

L’image fréquente du Boer une arme dans une main et la Bible dans l’autre est loin d’être un cliché. La pensée religieuse afrikaner s’articule autour de la notion de « peuple élu »91 : les Boers évoluent dans une nature hostile et dangereuse en bénéficiant de la protection de Dieu qui leur a donné la mission d’éclairer de leur civilisation les terres africaines plongées dans les ténèbres92.

Cette notion de « peuple élu » est à relier à celle de prédestination, notion essentielle du calvinisme, selon laquelle la Grâce est délivrée par Dieu, à certains et non à d’autres. Le Salut est donc l’affaire de Dieu seul. Si ce présupposé plonge certains dans l’angoisse, ce ne fut pas le cas du peuple boer qui s’accommoda très bien de cette « distinction ». Les événements qu’ils connurent au cours de leur colonisation du territoire furent ainsi tous relus à la lumière de la Bible. Cette lecture divine trouva son accomplissement lors du Grand Trek, épisode vécu et interprété comme un nouvel exode, les milliers de Trekboers s’enfonçant dans les terres, se rapprochant ainsi des Hébreux, alors que Pharaon symbolise la puissance anglaise, despotique et menaçante.

‘« Le « petit troupeau » afrikaner n’a pu s’empêcher de comparer ses tribulations à celles d’Israël. Aussi se considèrent-ils comme un peuple élu, divinement guidé vers la « terre promise » d’Afrique du Sud, qui leur est spécialement destinée93 ».’

Après avoir triomphé d’une nature hostile et d’assaillants noirs (à rapprocher des philistins établis en Palestine qu’il faut chasser), les Trekboers arrivèrent dans leur terre promise, les terres fertiles et verdoyantes du Natal.

Le 16 décembre 1838 est d’une importance primordiale dans l’historiographie afrikaner. Cette date est celle de la victoire des Boers commandés par Andries Prétorius sur les troupes Zouloues qui furent massacrées au bord de la petite rivière Ncome (sous-affluent de la Tugela)94. Cette victoire de 500 hommes armés contre 3000 Zoulous fut comprise et vécue par les Afrikaners comme un signe divin, une réponse au pacte qui avait été passé avec Dieu quelques jours auparavant, le 9 décembre95.

Les Afrikaners ont donc une vision profondément religieuse de leur histoire et leur « accaparement » de l’Ancien Testament ne manquera pas d’être mentionnée à plusieurs reprises dans la presse catholique et réformée française :

‘« Le « Grand Trek » qui ne date que de 1834, cette formidable aventure d’un peuple entier qui s’exile dans ses chariots à bœufs, a un côté biblique indéniable : pour ces hommes nourris de la tradition réformée, avec son goût pour l’Ancien Testament, le parallèle avec Israël, devait être évident. Mais le résultat, c’est l’envahissement par des colons d’origine européenne de toutes les terres de l’intérieur 96  ».’

Cette lecture biblique des événements est déjà bien comprise comme étant un bon moyen pour les Afrikaners de donner une légitimité à leur occupation des terres et à leur domination sur les populations noires. La finalité est donc perçue comme étant d’ordre politique et colonisatrice. Un article paru dans les Informations Catholiques Internationales en novembre 1955 et reprenant un article de L’Osservatore Romano s’offusque également de cette utilisation biblique dans le but de légitimer des pratiques discriminatoires :

‘« Il ne s’agit plus seulement d’affirmer la suprématie des Blancs : on va maintenant jusqu’à déclarer nécessaire la prédominance de « l’Afrikaner » au nom d’un « mandat divin » 97  ».’

La Croix réagit également contre cette utilisation biblique pour justifier une pratique « qui n’a pas son équivalent dans aucune autre partie du monde» :

‘« Ceux qui ont inventé la ségrégation se retranchent derrière la Bible. Le gouvernement et le parti national en appellent à la Bible où ils prétendent lire en toutes lettres que la race blanche doit exercer la suprématie sur la race colorée 98  ».’

Les événements de Sharpeville en 1960 donne une nouvelle occasion de réagir, et plutôt violemment, à cette lecture biblique propre aux Afrikaners et surtout aux conséquences concrètes de ce racisme :

‘« Depuis des années, la majorité calviniste d’origine hollandaise, leurrée par une interprétation aberrante de la Bible, se prend pour le peuple élu et pratique un odieux « racisme de droit divin », mettant la population noire dans une situation intolérable où sont violés tous les droits de l’homme : civiques, sociaux, économiques, familiers, religieux… 99 ».’

« Comment est-ce possible 100  ? » : c’est la question que se pose Maurice Pont dans un article du Journal des missions évangéliques, se référant à cette justification chrétienne utilisée pour s’assurer une supériorité. Cette « religiosité patriarcale » et cette « conscience d’être élu 101  » entraînent un système de relations basé sur un rapport  dominant - dominé, et sur la séparation stricte des races. Les calvinistes afrikaners sont donc bien à l’origine de ce système mis en place afin, selon eux, de respecter la volonté divine :

‘« La majorité de ceux qui s’opposent les uns aux autres se réclament de la foi chrétienne. Bien plus, ce sont des Chrétiens et essentiellement des Chrétiens protestants qui tiennent la position de l’apartheid, c'est-à-dire de la séparation des races. Or, ils s’appuient sur des conceptions théologiques, lesquelles ont donné naissance à une idéologie politique et à un projet selon lequel les races différentes doivent constituer des sociétés différentes102 ».’

Notes
91.

L’historien André Du Toit a critiqué cette vision de l’histoire, mettant en évidence qu’une telle notion n’est pas apparue avant la mi-XIXème siècle.A Du Toit, « No chosen People. The myth of the Calvinist Origins of Afrikaner Nationalism and Racial Ideology », American Historical Review, 88, 1983, pp. 920-952. Il semble qu’une telle élaboration soit le fait tardif d’une propagande orchestrée par des missionnaires britanniques (dont David Livingstone) afin de caricaturer la religion des Boers. Cependant, cette notion apparaissant régulièrement dans la presse chrétienne française, je choisis de lui consacrer une large part.

92.

Stephanus Jacob Du Toit (1847-1911), pasteur de la NGK et auteur du premier livre d’histoire publié en Afrikaans en 1877, Die Geskiedenis van ons Land in die Taal van ons Volk, (L’histoire de notre pays dans la langue de notre peuple), présente ainsi l’idée que Dieu a placé lui-même les Afrikaners en Afrique, qu’Il leur a donné la langue afrikaans et les a chargés de la mission de répandre la civilisation chrétienne en Afrique.

93.

Antoine JAULMES, « Ils étaient trois sud-africain… » (1984), op.cit., p. 28.

94.

Cette bataille est connue sous le nom de « bataille de blood river », en référence à la couleur que pris la rivière dans laquelle se déversa le sang des massacrés.

95.

Le 16 décembre 1864 fut proclamé jour de la Nederduits Gereformeerde Kerk (Eglise hollandaise) du Natal et un an plus tard, fête nationale du Transvaal sous le nom du Dingaan’s Dag (Jour de Dinaan). En 1910, lors de la proclamation de l’Union sud-africaine, le 16 décembre fut déclaré jour férié puis deviendra jour de la fête nationale. C’est ainsi qu’en 1938, on posa la première pierre du monument aux Voortrekkers de Pretoria dont l’inauguration officielle eut lieu le 16 décembre 1949. Quant au vœu du 9 décembre, il a été renouvelé lors de la « guerre des Boers ». Aujourd’hui, le 16 décembre est le jour de la réconciliation nationale.

96.

« Révolte en Afrique du Sud » (1960), op.cit., p. 8.

97.

« Le racisme est une forme de déterminisme national », ICI, n°12, 15 novembre 1955, p. 10.

98.

« En Afrique du Sud, racisme blanc contre nationalisme noir. I : La Bible invoquée à l’appui de la politique raciale », La Croix, 14 mars 1959.

99.

« Les graves événements d’Afrique du Sud », La Croix, 24 mars 1960, p. 4.

100.

Maurice PONT, Journal des missions évangéliques (1977), op.cit.

101.

Ibid.

102.

Ibid.