5-3 Les « bienfaits » éventuels d’une ségrégation territoriale : les effets d’une propagande…jusqu’à un certain point

1952 est donc une année tournant dans la compréhension et le traitement de la question sud-africaine. Le 11 juillet, La Croix consacre un long article à la situation en Afrique du Sud, se basant sur un article paru dans Fides le 5 juillet : avant de parler de la ségrégation en vigueur, l’article fait un tableau de la situation raciale et rappelle la présence des 3 groupes principaux dont la situation a grandement évoluée en un siècle :

‘« Il y a moins d’un siècle, la plupart des Africains étaient encore des sauvages, les Malais des esclaves déportés des Indes orientales hollandaises pour crimes et rébellion, les Indiens des gens de basse caste ; seuls les mulâtres avaient une position sociale, si basse fut elle. Depuis lors, les Africains ont progressé grandement sur la voie de la civilisation, les Malais ont été libérés de l’esclavage et les Indiens sont devenus de riches marchands et commerçants 158  ».’

Cette présentation stéréotypée vise sans doute à montrer les différences culturelles existantes entre chaque groupe. Le rapporteur pose ainsi le problème de la difficile cohabitation entre les groupes et présente les Européens comme « une sorte d’aristocratie dirigeante particulièrement privilégiée 159  » seule capable d’organiser les relations raciales. Se pose ensuite le problème du « degré » de ségrégation à atteindre et les bienfaits possibles d’un tel système.

L’apartheid est présenté comme une « politique du maintien des barrières sociales et économiques pour se protéger des non-Européens », politique « sanctionnée par une pratique plusieurs fois séculaire […] 160». Le système est donc véritablement compris au sens de ségrégation mis en place à des fins protectionnistes. L’interdiction des mariages mixtes est la parfaite illustration de cette pratique, « nécessaire pour préserver la race blanche 161». Ce degré de ségrégation en place en Afrique du Sud ne suscite aucune critique de la part du journaliste. Concernant la ségrégation territoriale, elle pourrait, selon le journaliste, présenter certains intérêts :

‘« Si la chose était possible, elle faciliterait grandement l’apostolat missionnaire, car les Africains pourraient se développer librement, obéir à leurs propres lois et coutumes, au lieu d’être attirés par l’éclat factice des villes européennes et entraînés loin de leurs villages et de leurs fermes dans les ghettos des grands centres, si malsains pour l’âme et pour le corps 162  ».’

L’apartheid permettrait donc bien aux populations non-blanches de se développer et donc de conserver leur identité propre. Cette perception du système est dans la droite ligne de la définition délivrée par le gouvernement nationaliste. La ségrégation n’est pas présentée comme réglant des relations entre groupes dominés et dominants mais comme un système régissant des relations entre groupes, certes différents mais égaux…

Dans le même article, la définition du mot apartheid évolue, passant de « ségrégation » à « développement séparé » :

‘« C'est-à-dire que tout en admettant les coopérations des blancs et des non-blancs sur le plan économique, ils [les Afrikanders] réduisent le plus possible les contacts sur le plan social et politique. Une telle attitude, quelles que soient les intentions de ses partisans, ressemble beaucoup à ce que les détracteurs communistes qualifient du nom « d’exploitation économique » 163  ».’

L’apartheid ne serait donc pas un système philanthropique et humaniste…Cette lecture « économique » du système apparaît donc en 1952 dans la presse chrétienne française et se développera constamment : c’est bien un réservoir de main d’œuvre que les Afrikaners veulent constituer, par la mise en place d’une ségrégation territoriale à grande échelle et la formation de foyers noirs.

D’après le journaliste, une ségrégation totale est impossible, et ceci pour 2 raisons : tout d’abord, les Afrikaners sont dépendants des populations non-blanches considérés dans ce cadre comme une force de travail. Ensuite, les non-Européens restent des populations « arriérées », les populations blanches ayant pour but de les aider à se civiliser. La ségrégation devra être ainsi temporaire et « une participation au gouvernement local et aux droits civiques devrait être accordée aux communautés non-européennes selon leur degré de maturité et de développement […] 164  ».

A la lecture de cet article, l’apartheid apparaît en ce début des années 50 comme un système complexe mis en place afin de préserver l’identité des races dans un contexte de séparations. Si des idéaux de pureté et de préservation rentrent en compte, il est clair que le système revêt également un rôle économique.

Notes
158.

« Les problèmes sociaux et raciaux en Afrique du Sud sont-ils insolubles ? », La Croix, 11 juillet 1952, p. 3.

159.

Ibid.

160.

Ibid.

161.

Ibid.

162.

Les problèmes sociaux… » (1952), op.cit.

163.

Ibid.

164.

Ibid.