5-4 Au cours des années 50, des visions critiques

Un ton plus contestataire apparaît dans Les Actualités religieuses dans le monde en 1953. Le système d’apartheid est compris comme un système assurant la domination d’un groupe sur un autre :

‘« Les blancs, par un réflexe coutumier aux colonisateurs et aux Anglo-saxons en particulier, se garantissent d’une offensante promiscuité par toute une série de mesures discriminatoires […]. Il est cependant bien évident que derrière cette doctrine, il y a beaucoup plus de peur que de philanthropie165  ».’

La mise en place de l’apartheid est perçue comme le système institutionnalisé mettant en valeur une vision inégalitaire des races. Sous prétexte de réglementer une situation raciale complexe en Afrique du Sud et donc d’éviter des conflits qui seraient inévitables sans lui, l’apartheid est en fait perçu comme un système immoral. L’apartheid « mesquin » décrit en début d’article n’en est encore une fois que la manifestation la plus visible.

Plusieurs articles vont ensuite réagir à l’évolution du système au fur et à mesure de la promulgation de nouvelles lois166. Le 20 janvier 1955, Le Christianisme au XXème siècle après avoir présenté l’apartheid « mesquin » en place étend son propos par des considérations bien plus morales :

‘« [Les populations noires] se sentent profondément atteintes dans leur dignité par toutes sortes d’interdictions qui pèsent sur elles […]. Devant cette situation, une phrase de Péguy prend la valeur d’un solennel avertissement : « un peuple peut supporter beaucoup de souffrances, de privations de guerres et d’autres calamités, mais il y a une chose qu’il ne supporte pas, c’est l’outrage »167  ». ’

Le journaliste sent ainsi monter une contestation et une hostilité chez les populations opprimées, contestation qu’il estime légitime lorsque c’est l’égalité et la dignité des hommes qui sont mis en cause. Il faut donc dénoncer ce « mur de la race » choquant mais surtout complètement illusoire :

‘« Certains cherchent une solution impossible dans une ségrégation raciale qui voudrait que les uns et les autres n’aient rien en commun, alors que pour toutes sortes de raisons sociales, économiques, morales –auxquelles il faut bien ajouter celle du Salut en J.-C-, la vie des uns est étroitement liée à celle des autres et réciproquement 168  ».’

La condamnation du système d’apartheid prend donc une teinte bien plus chrétienne : les hommes, bien que différents, restent dépendants les uns des autres et sont surtout égaux devant Dieu. Tout l’article est construit sur la symbolique du mur et sur Ephésiens 2,14 :

‘« C’est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine169 ».’

Cette condamnation n’est pourtant pas générale dans la presse catholique puisque la même année, un article se contente de présenter le système comme une « politique d’isolement des races poursuivie par le gouvernement actuel. Le but, prétend-on, est de permettre aux 2 races de se développer parallèlement sans se rencontrer 170  ».

La même année, un article de Réforme présente les différents visages de l’apartheid. L’auteur de l’article est un spécialiste de la situation raciale sud-africaine, Georges Mabille. L’apartheid entraîne une ségrégation au quotidien (habitats séparés, emplois réservés…), et vise à la conservation de la pureté de la race blanche qui « se berce de l’illusion qu’un jour, tout finira bien par s’arranger ». Georges Mabille n’est cependant pas dupe de la finalité du système :

‘« Pour lui [l’Africain], « apartheid » veut dire : prendre de l’Africain tout ce qu’on croit assez bon pour le blanc et lui laisser tout ce qui n’a guère de valeur pour l’Européen. Par exemple, le travail bon marché des Africains est ce dont l’Européen à le plus besoin 171  ».’

Georges Mabille reste ainsi profondément pessimiste devant la politique de l’apartheid, la qualifiant de croyance « fanatique ». Bien avant que le massacre de Sharpeville en 1960 ne révèle aux yeux de la communauté internationale la brutalité et la violence d’un système, plusieurs chrétiens prédisent une évolution qui ne pourra aboutir qu’à un état de violence, conscients que vexations, injustices et outrages quotidiens ne peuvent pas laisser la population noire passive bien longtemps.

Notes
165.

« Afrique du Sud, racisme pas mort », ARM, 15 avril 1953, p13 à p. 19.

166.

En effet, les lois se sont multipliées dans cette première moitié des années 50 : le Bantu Authorities Act (1951) supprime les derniers droits politiques des Africains, le Reservation of separate Aminities Act (1953) qui renforce la ségrégation dans les lieux publics. De plus, en 1952, une loi contraint tous les Africains de plus de 16 ans à porter sur eux un « pass », à la fois carte d’identité et certificat de travail. De plus, le Suppression of Communism Act (1950) et le Criminal Law Act (1953) permettant de punir toutes personnes transgressant les lois rendent toutes tentatives d’opposition impossibles.

167.

« Le mur », numéro spécial, Le Christianisme au XXème siècle, 20 janvier 1955.

168.

Ibid.

169.

Ibid.

170.

« Pretoria, capitale inconnue » (1955), op.cit., p. 5.

171.

Georges MABILLE, « En Afrique du Sud, les nationalistes ont les mains libres », Réforme, 8 octobre 1955, p. 4.