5-5 Années 60 et 70 : critiques et visions édulcorées

L’Afrique du Sud connaît une phase de violence en 1960. Lors d’une manifestation contre le système du Pass 172 le 21 mars, 69 manifestants sont tués par la police à Sharpeville173. Les craintes des observateurs deviennent donc réalité. Cet événement a-t-il eu un impact sur la compréhension du système d’apartheid ?

Un article de La Croix, publié quelques jours avant les événements, critique déjà le système du Pass et de sa finalité.

‘« Ainsi le gouvernement de Johannesburg veut rendre impossible et à jamais tout mélange physique par mariage entre la race blanche et la race de couleur. Dans ce but, nombre de lois ont été votées et mises en vigueur : elles visent toutes à la ségrégation biologique, politique et sociale 174  ».’

Réforme réagit le 16 avril 1960. Face à l’horreur de la situation, le journaliste met l’accent sur « la monstrueuse illusion 175  » qu’est l’apartheid, système qui permet de faire croire aux blancs qu’ils peuvent empêcher les noirs de « relever la tête 176  ». Les effets de l’apartheid comme « principe de séparation assurant  le maintien et la protection de la population blanche 177  » sont jugés catastrophiques :

‘« Dix millions de non-Européens pratiquement sans droits politiques sont à la merci du ministre de l’Intérieur […]. Il existe des « réserves » où les blancs ne peuvent pas acquérir de terres, mais elles sont surpeuplées. D’autre part, il existe des organisations qui dans des conditions souvent scandaleuses, vont drainer partout la main d’œuvre indigène, dont la rémunération est extrêmement basse. Dans les villes, la ségrégation est très strictement pratiquée, les habitats en particulier sont séparés, allant de la cité coquette au plus atroce bidonville. Pour les non-Européens, la liberté de déplacement est restreinte, comme la liberté d’association, la liberté de commerce, la liberté de travail178 ».’

Une vision pertinente et complète du système apparaît dans les Informations Catholiques Internationales en 1960, donnant une interprétation de l’apartheid, prenant en compte à la fois la psychologie afrikaner et les critères socio-économiques :

‘« La masse des Africains, paysans ou petites gens, se fait un devoir réel de maintenir à tout prix les Africains de couleur dans leur condition de servage ou de quasi-servage […]. Psychologie simpliste, étroite et même bornée, extrêmement têtue et qui tire toute sa vitalité des préjugés aveugles et des convictions subjectives d’un peuple replié sur lui-même depuis des siècles 179  ».’

Une critique du système apparaît dans un article de Réforme la même année : même si le journaliste déclare qu’il est impossible de défendre l’apartheid et de « justifier ce système qui aboutit à organiser l’inégalité entre les hommes 180  », le propos se fait ensuite plus nuancé : même si l’attitude du gouvernement de priver les populations noires de tous droits politiques et de leur attribuer les salaires les plus bas est insupportable, il faut reconnaître « qu’un effort social immense a été fait » et que « les taudis ont presque totalement disparu et qu’il existe pour la population de couleur des hôpitaux et des services sociaux comme il y en a peu dans le reste de l’Afrique 181  ». Pour illustrer le propos, une photo montre une scène sud-africaine : la discussion entre deux habitants d’un township devant une charmante maison de briques avec petit jardin.

Photo 2 : Maison de briques dans un township d’Afrique du Sud
Photo 2 : Maison de briques dans un township d’Afrique du Sud

Source : Réforme, 14 mai 1960.

L’apartheid ne peut donc pas être si mauvais : les noirs en Afrique du Sud sont plus heureux qu’ailleurs en Afrique et les conditions de vie n’y sont pas si mauvaises… Même constat dans Le Christianisme au XXème siècle qui remarque que les populations noires peuvent bénéficier de soins médicaux gratuits et de « services civiles intelligents »… Le pasteur suisse Junod182, aumônier des prisons en Afrique du Sud, déplore de la même façon que la situation soit « faussement présentée » en citant l’information suivante :

‘« On dit que 87% des terres est réservé aux blancs qui sont à peu près 3 millions et que le 13% qui reste est occupé par 13 millions de non-européens. Cela est vrai en chiffres, mais on ne dit pas que la moitié des terres « blanches » est faite de déserts improductifs, ou presque improductifs 183  ».’

En 1965, le pasteur Junod demande une situation plus équitable et « une révision de l’attribution des territoires et que soit mis en pratique ce principe d’un consentement général et volontaire à la répartition des terres 184  ». D’ailleurs, le pasteur ne croit pas en la pérennité de l’apartheid territorial qui ne peut être « qu’un phénomène temporaire qui prépare une toute autre forme politique de relations entre hommes différents, une coopération acceptée par noirs et blancs ». Le problème des terres reste donc en 1965 bien réel, tout comme le manque de liberté des populations non-blanches…

En 1970, une nouvelle vision édulcorée apparaît dans un autre article de Réforme :

‘« Matériellement, les Nationalistes ont fait et font pour les Bantous plus que n’ont jamais fait les Anglais. S’ils empêchent les Noirs de pratiquer de nombreuses professions –les mieux payées- pour les réserver aux Blancs, ils ont construit pour eux des quartiers, décents, coquets, parfois ont fait des écoles, des universités mêmes, des hôpitaux […]. Les salaires africains sont supérieurs à presque tous ceux des pays indépendants d’Afrique 185 ».’

Dans le cas de ces deux articles, l’apartheid territorial passe presque au second plan et la réalité des bantoustans186 n’est que très peu évoquée, les observateurs chrétiens s’intéressant davantage aux « petites vexations 187  » de l’apartheid mesquin.

L’Afrique du Sud, pays industrialisé à la pointe de l’Afrique, a pu paraître préservé de la misère et des états de crise qui touchent la plupart des autres pays d’Afrique noire. Le système d’apartheid n’est donc pas toujours perçu dans son ensemble, c'est-à-dire comme une idéologie profondément inégalitaire et visant à l’exploitation d’une main d’œuvre servile, mais comme un système donnant une réelle chance matérielle aux populations non-blanches de se développer, mais si c’est à l’écart des populations blanches.

Présentant le système comme une chance pour la « limitation des risques de métissage, vraie crainte du mélange des races 188  », Michel Honorin, grand reporter, consacre un autre article dans La Croix à l’exposé de cet apartheid mesquin. Il décrit (on reconnaît la « touche » télévisuelle du journaliste) une scène qu’il a lui-même vécue dans le cadre de son reportage. Perdu dans Johannesburg, le journaliste demande son chemin à une Indienne. Accompagnant le Français jusqu’à la destination demandée, la femme lui dit qu’elle ne pourra pas aller loin avec lui. D’abord interrogatif, Michel Honorin comprend vite :

‘« Nous n’avons pas parcouru ainsi 50m. Quelques personnes nus regardaient, plus étonnées qu’haineuses. Un policier a traversé Lovely street et a retiré le bras de l’indienne du mien 189  ».’

Le récit de Michel Honorin met ainsi bien en évidence la cruauté d’un système qui empêche toute liberté de circulation aux populations non-blanches.

La contestation face au régime d’apartheid s’intensifie dans les années 70. Le système apparaît alors comme une « odieuse oppression 190  » :

‘« Il s’agit d’une véritable forme d’esclavage (sans les marchés d’esclaves de jadis) à laquelle sont soumises les masses noires de ce pays, malheureusement pour elles, atteintes de ce seul vice : avoir la peau noire »’

Le critère économique cohabite donc avec le critère racial. Même définition dans Réforme en 1975 où Bertrand de Luze n’est pas dupe de l’effacement progressif des signes visibles et humiliants de la discrimination raciale et affirme avec force le maintien d’un certain « paternalisme, cette espèce de dépendance totale du bantou qui est lié à l’exploitation où il travaille 191  ».

Joseph Limagne dans les Informations Catholiques Internationales fait le même constat en 1977 : « sous prétexte de respecter le rythme d’évolution de chaque race 192 , le but réel de l’apartheid est avant tout de pouvoir disposer de réservoirs de main d’œuvre. Dans ce but, une « législation très compliquée » permet la préservation de la « race élue ». Le journaliste met l’accent sur les effets de l’apartheid les plus condamnables : emplois réservés pour les blancs193, interdiction des syndicats, pauvreté engendrant la délinquance. Une réponse est aussi faite aux observateurs qui trouvent pertinents de dire que l’Afrique du Sud est un pays riche et que les populations noires y vivent dans de bonnes conditions :

‘« Malgré la propagande officielle, la majorité des familles noires vivent en dessous du seuil de pauvreté […]. Si l’on s’en tient au seul niveau de vie des « Bantous », l’Afrique du Sud figure parmi les pays les plus pauvres du monde194 ».’
Notes
172.

Le Pass (ou Reference book) est un livret d’identité que les noirs devaient porter constamment sur eux.

173.

Les réactions des milieux chrétiens français à cet événement seront étudiées dans le chapitre suivant (partie 4).

174.

« En Afrique du Sud, racisme blanc contre nationalisme noir » (1959), op.cit.

175.

« Révolte en Afrique du Sud » (1960), op.cit., p. 8.

176.

Ibid.

177.

Ibid.

178.

Ibid.

179.

« En union sud-africaine, blancs et noirs face à face » (dossier), ICI, 15 juin 1960, p. 11 à 23.

180.

« L’Afrique du Sud : pays des contrastes et de la peur » (1960), op.cit., p. 5.

181.

Ibid.

182.

« Une expérience sud-africaine : 1922-1962 », Le Christianisme au XXème siècle, 6 septembre 1962. le pasteur Junod à démissionné de son poste de président de la Ligue sud-africaine pour la réforme pénale en mai 1961. Cette décision est « intervenue après que les autorités sud-africaines lui eurent signifié […] qu’il ne pouvait plus assumer l’aumônerie des prisons », in « le pasteur Junod quitte l’Union sud-africaine », SOEPI, n°17, 5 mai 1961, p. 4.

183.

Pierre BENIGNUS, « Survol d’Afrique », Le Christianisme au XXème siècle, 28 juillet 1960.

184.

« L’Eglise dans le monde : questions raciales », Le Christianisme au XXème siècle, 11 mars 1965.

185.

« Afrique du Sud : la puissance et l’absurdité », Réforme, 1 août 1970, p. 12.

186.

L’étude des regards et des positions de la presse chrétienne française sur la formation et l’évolution des bantoustans fera l’objet d’une partie complète au chapitre suivant.

187.

« L’Eglise dans le monde… », op.cit.

188.

« L’Afrique du Sud, un pays au ban du monde » (1964), op.cit., p. 1 et p. 8.

189.

Michel HONORIN, « Les blancs ont trop resserré leur étreinte. Ce qui va se passer risque d’être terrible », La Croix, 27-28 septembre 1964.

190.

« A propos de l’Afrique du Sud » (1971), op.cit.

191.

Bertrand de LUZE, « Afrique du Sud : développement séparé : un sursis, à quel prix ? » (Dossier), Réforme, 4 octobre 1975, p. 7 à p. 10.

192.

« Afrique du Sud, le racisme aux abois » (1977), op.cit.

193.

En 1957, le parti national lance une politique d’emplois réservés pour les Afrikaners dans les domaines du textile, des industries mécaniques, dans la fonction publique. Ces mesures permirent une nette amélioration des revenus des Afrikaners.

194.

Joseph LIMAGNE, « Afrique du Sud, le racisme aux abois » (1977), op.cit.