5-6 Des niveaux de compréhension variables…

L’appréhension du système d’apartheid (et de sa finalité) est donc diverse. Une chose est à noter : si les aspects territoriaux, économiques, sociaux de l’apartheid sont évoqués régulièrement, il est étonnant de constater que les effets politiques du système le sont beaucoup moins (en dehors de l’autonomie et de l’indépendance des bantoustans). En effet, le fait que les noirs soient privés purement et simplement de toute représentation politique et du droit de vote n’est pas toujours mentionné dans la presse et quand il l’est, il n’est évoqué que très rapidement195.

Dans les années 50, le système a tendance à être compris comme un « simple » système visant à une séparation des races selon des critères de préservation de la race. Les observateurs ont tendance à être réceptif au message gouvernemental selon lequel l’apartheid est une chance donnée à tous les groupes de se développer, mais séparément.

La perception du système a tendance à s’affûter dans les décennies suivantes. Même si certains observateurs continuent à vouloir mettre en valeur les bienfaits du système et les effets positifs sur les populations non-blanches (habitat, santé…), d’autres comme Bertrand de Luze dans Réforme ou Joseph Limagne dans les Informations catholiques internationales reconnaissent les différents visages du système et sa finalité : l’apartheid incarne une idéologie visant à la préservation d’un peuple, mais il est aussi et surtout un système d’oppression et d’exploitation économique d’une main d’œuvre proche de la servitude, ces deux aspects étant étroitement imbriqués.

L’apartheid territorial caractérisé par la formation des « foyers nationaux » ou « bantoustans » est la résultante de cette conception économique du système d’apartheid : ils représentent avant tout des réservoirs de main d’œuvre196.

L’étude de la compréhension du système met déjà en évidence une éventuelle manipulation de l’information émanant du gouvernement. Même si nous reviendrons sur la question de la propagande, question qui sera récurrente dans les années 80, il est important de dire que l’éventualité d’un message propagandiste existe déjà dans les années 70. Les Français ne furent pas les seuls « victimes » de cette campagne d’information du gouvernement. En effet, le ministre sud-africain de l’information Connie Mulder élabora un plan sur 5 ans destiné à promouvoir l’image de l’Afrique du Sud sur le plan international. Le projet était de s’accaparer des canaux médiatiques (presse écrite, radio, télévision) par des démarches corruptives dans les milieux journalistiques, politiques et universitaires197. Il est difficile de savoir quelle fut l’ampleur de l’impact de cette campagne dans les milieux journalistiques français. Une chose est sûre : plusieurs plaquettes riches de photos colorées sur papier glacé présentant l’apartheid comme un système de « développement séparé » (maisons « proprettes » dans les townships, accès à la santé pour tous…) et la société sud-africaine comme harmonieuse et performante furent distribuées en masse dans les bibliothèques, centres de documentation, milieux journalistiques et intellectuels français198.

Les observateurs qui se penchèrent sur la mise en place de l’apartheid ne restèrent pas tièdes devant ce système de ségrégation raciale. Les raisons et fondements de l’engagement des réformés ne furent pas tout à fait identiques à ceux des catholiques. Des points furent tout de même communs aux engagements des deux confessions : tous réagissent à un système raciste qui bafouait les libertés fondamentales et la dignité des hommes, et qui créait et perpétrait des inégalités raciales en matière sociale, politique et économique…

Les autres raisons de l’engagement des chrétiens varient selon la confession : même si tous réagissent aux liens qui unissent la France à l’Afrique d’un point de vue historique (présence des Huguenots) et économique, ce sont les réformés qui vont être les plus acharnés à noter ces liens et donc affirmer la responsabilité de la famille réformée française et celle de la France au drame qui touche l’Afrique du Sud.

Tous relèvent la justification biblique donnée à l’apartheid et à l’appui des Eglises calvinistes hollandaises au système mais là encore, ce sont les réformés qui témoignèrent le plus de virulence, se sentant directement attaqués dans leur foi. Si l’appui des Eglises réformées hollandaises au régime de Pretoria est insupportable, il fut encore plus difficile pour eux de ne pas réagir à une utilisation de textes bibliques servant à justifier ce système d’apartheid basé sur des notions de peuple élu et de préservation de la race blanche. Si les calvinistes français réagirent au nom de la « grande famille réformée », il est évident qu’ils ne se sentirent pas solidaires des fondements du calvinisme afrikaner influencé par les enseignements de Kuypers.

La lecture du système d’apartheid s’articule autour de deux aspects essentiels : les observateurs ont retenu la notion de séparation des races et ont réagi unanimement à l’apartheid le plus visible, le « petty apartheid » qui réglemente la ségrégation dans la vie quotidienne des populations non-blanches.

Un deuxième niveau de compréhension est apparu également chez des observateurs plus informés qui ont perçu la mise en place d’un apartheid territorial à grande échelle. Il me semble donc intéressant d’étudier la place que va occuper la question du « grand apartheid » et la formation des bantoustans. Les grandes lois instaurant le système d’apartheid au début des années 50 marquent le début d’une ère historique pour l’Afrique du Sud, ponctuée de phases différentes ponctuées par des événements liés à l’instauration et à l’évolution d’un tel système. Ces événements installeront la question sud-africaine sur la scène médiatique mondiale et susciteront réactions, silences, condamnations, questionnements dans les milieux chrétiens français.

Notes
195.

L’exclusion des populations noires de la sphère politique sera évoquée indirectement dans les années 80 alors que des réformes constitutionnelles « amélioreront » la participation des groupes non-blancs à la vie politique. Les populations noires resteront exclus de ces réformes.

196.

L’étude des réactions des milieux chrétiens français à ce processus sera fera l’objet d’une partie dans le chapitre 2 de ce mémoire.

197.

Afin de financer ce projet, le premier ministre Vorster autorisa son ministre de l’information à prélever des sommes dans la caisse secrète du ministère de la Défense. L’affaire éclata au grand jour en 1978. L’affaire devint le scandale du Muldergate qui entraîna la démission de Connie Mulder et un réel ébranlement au sein du gouvernement.

198.

La bibliothèque des Œuvres pontificales missionnaires (OPM) de Lyon possède plusieurs de ces plaquettes.