1-2 Le Group Area Act (1950), un territoire pour chacun

Une deuxième loi, pierre angulaire du système vient compléter celle réglant la classification de la population. Le Group Area Act de 1950 définit des zones de résidence obligatoires pour chacun des groupes raciaux prédéfinis205. Cette loi a pour but de régler les lieux de résidence dans les zones blanches et surtout de stopper l’urbanisation des populations noires. La promulgation de cette loi et sa réalisation entraînèrent des déplacements forcés de populations qui soulevèrent là encore des réactions dans la presse chrétienne française. C’est ainsi le cas dans les Actualités Religieuses dans le Monde qui, en novembre 1954, parlent d’une mesure « spectaculaire » pour caractériser un déplacement de populations à Johannesburg, une véritable « opération sanitaire » :

‘« Les 60 000 noirs qui y vivaient jusqu’ici devaient être arrachés à leurs modestes foyers et relégués presque sans moyens d’existence dans les bidonvilles206 ».’

Ces classifications, les déplacements de populations sont des sujets récurrents dans la presse chrétienne française durant les années 50. Avec l’arrivée au pouvoir d’Hendrik Verwoerd en 1958, le système d’apartheid entre dans une nouvelle phase. Alors que l’apartheid visait davantage à la préservation de la race blanche dans les années 50, une nouvelle orientation est donnée au système. L’apartheid se traduisant alors par « développement séparé » (aparte ontwikkling), traduisant une nouvelle orientation de la politique de Verwoerd, une « chance » donnée aux populations noires de se développer. Afin de répondre à cette nouvelle vision de la séparation des races, Verwoerd propose la création des bantoustans, « puzzle de terres éparpillées sur la carte sud-africaine 207», « constellations d’Etats 208  », « colonies » destinées à devenir autonomes puis indépendantes209. La finalité du projet est de créer une Afrique du Sud blanche, alors que l’ensemble de la population noire sera incorporé à l’un des bantoustans selon des critères culturo-linguistiques prédéfinis210. Les limites de ces territoires seraient calquées sur les « réserves noires » établies en 1913 (7,8% de la surface du territoire de l’Union) puis redéfinies en 1936 (13% de la surface)211. En partant d’une politique de ségrégation, le système d’apartheid se présente dorénavant comme une politique de préservation, une chance donnée aux groupes raciaux de se développer selon son identité propre.

En 1959, le Promotion of Bantu Self Government Act décrète la formation des 8 « unités nationales » (avant la formation de 2 bantoustans supplémentaires).

Des réactions à ce projet apparaissent bien avant la promulgation de cette loi. Dès 1950, un article dans Le Christianisme au XXème siècle fait une lecture assez positive de ce projet de « réserves », compris comme une bonne opportunité pour les populations noires de jouir d’une « certaine autonomie » et d’une « possibilité de libération très réelle dans un avenir plus ou moins lointain 212  ». Cet article est une bonne illustration d’une appréhension « édulcorée » du système des bantoustans tel qu’il fut présenté par le gouvernement. Il faudra attendre 1955 pour lire dans la presse chrétienne française et l’hebdomadaire Réforme une première réaction au projet, ce dernier étant jugé comme étant complètement irréaliste :

‘« L’Africain ne prend pas au sérieux l’idée que dans « ses territoires propres », il puisse jouir des droits qui sont ceux de l’Européen ailleurs. Les prétendues « réserves indigènes », les prétendus « territoires dévolus aux indigènes » sont des territoires européens et ne sont pas destinés à devenir pleinement la propriété des noirs en sorte qu’ils s’y sentent chez eux 213  ».’

Georges Mabille n’est pas dupe : il n’y a pas d’intention philanthropique derrière ce projet. L’auteur rappelle que le Blanc sud-africain ne peut pas se séparer d’une main d’œuvre bon marché qu’il trouve au sein de la population noire. L’indépendance de ces territoires ne sera qu’illusoire et la dépendance économique demeurera. Un article de La Croix met également en évidence le maintien d’une « coopération des Blancs et des non-Blancs sur le plan économique » alors que les Afrikanders « réduisent le plus possible les contacts sur le plan social et politique 214  ». Bien que le journaliste voit que ce projet est difficilement réalisable, il émet un souhait :

‘« Si la chose était possible, elle faciliterait grandement l’apostolat missionnaire, car les Africains pourraient se développer librement, obéir à leurs propres lois et coutumes, au lieu d’être attirés par l’éclat factice des villes européennes et entraînés loin de leurs villages et de leurs fermes dans les ghettos des grands centres, si malsains pour l’âme et pour le corps  215 ».’

La préservation des populations non-blanches loin des centres urbains où règne l’immoralité serait donc possible grâce à la formation des bantoustans, sortes de « conservatoires » pour des ethnies restées proches de l’état de nature… Concernant l’apostolat, il est compréhensible que cette solution ait pu paraître positive à une époque où les missionnaires catholiques étaient loin d’être les bienvenus en Afrique du Sud216.

Notes
205.

Cette loi prend la suite du Native Urban Areas Act de 1923 qui assignait déjà aux Africains des quartiers réservés.

206.

« Une mesure raciste spectaculaire coïncide avec la démission de Malan », ARM, 1 novembre 1954, p. 8.

207.

Joseph LIMAGNE, « Afrique du Sud, le racisme aux abois » (1977), op.cit., p. 32.

208.

Joseph LIMAGNE, « Le bastion chrétien du Christianisme » (1979), op.cit., p. 39.

209.

Initialement, le gouvernement décida de la formation de 10 bantoustans correspondant à la géographie d’implantation des ethnies présentes sur le territoire : Tswana (bantoustan du Bophutatswana), Nord-Sotho (Lebowa), Sud-Sotho (Qwaqwa), Zoulou (Kwazulu), Swazi (Ka Ngwane), Xhosa (Transkei et Ciskei), Venda (Venda), Ndebeles (Kwandebele) et les Tsonga-Shangaan (Gazankulu).

210.

Dès 1954, « le rapport Tomlinson » commandé par Verwoerd présenta un état exhaustif des « réserves » déjà existantes dans le but de les réhabiliter. Tomlinson informa ainsi le gouvernement de l’état de délabrement des terres en expliquant que la réussite des « homelands » serait possible dans les 50 prochaines années si l’Etat était prêt à réaliser des investissements colossaux pour permettre un développement économique (installation d’industries) et administratif. Hendrik Verwoerd désira maintenir ce projet colossal tout en jugeant que l’investissement demandé par Tomlinson était trop onéreux et que la tâche serait réalisable à moindre coût…

211.

En effet, le Parti national s’est appuyé sur les tracés des territoires qui avaient été définis par les lois de 1913 (Native Land Act qui attribue aux populations noires des terres sur 7% de la surface de l’Union) et de 1936 (Native Land and Trust Act qui étend la surface des réserves à 13%).

212.

« Le problème racial en Afrique du Sud » (1950), op.cit., p. 569.

213.

George MABILLE, « En Afrique du Sud, les nationalistes… » (1955), op.cit., p. 4.

214.

« Les problèmes sociaux et raciaux… » (1952), op.cit., p. 3.

215.

Ibid.

216.

Le gouvernement nationaliste rendit en effet difficile la présence missionnaire catholique en Afrique du Sud et notamment le travail des missionnaires en matière d’éducation. Les effets de l’apartheid sur la présence missionnaire anglophone seront étudiés dans le chapitre suivant.