1-3 Dans les années 60, des condamnations presque unanimes

La vision positive de l’article du Christianisme du XXème siècle et celle plus critique de Réforme exprimée cinq ans plus tard, sont parfaitement représentatives des lectures qui vont être faites du système des bantoustans jusqu’aux dates des premières indépendances, ces dernières suscitant des condamnations presque unanimes dans la presse. Si certains observateurs français condamnent la constitution de ces « foyers nationaux », d’autres, jusque dans les années 70, verront dans ce projet une solution possible aux problèmes raciaux, une réalisation tout à fait louable capable de permettre un développement autonome aux populations non-blanches.

Les années qui suivent la promulgation de la loi de 1959 sont aussi celles des interrogations de la part des observateurs français. C’est l’aspect grandiose du projet qui étonne, projet tellement grandiose qu’il semble irréalisable : il faudrait y développer l’agriculture et l’industrie minière, y créer de nouvelles villes… Financièrement, le gouvernement pourra-t-il mener à bien ce projet coûteux ? Si l’aspect économique donne au projet un caractère illusoire (« comment l’industrie des blancs pourra t-elle se maintenir à l’avenir sans la main d’œuvre noire 217? »), le journaliste de La Croix en 1960 s’interroge également sur l’impossibilité d’une telle réussite d’un point de vue humain, persuadé « qu’un déplacement total de la population noire n’est pas possible 218  ». Le même constat est fait dans les Informations Catholiques Internationales la même année, « plan hardi et coûteux […], moyen radical de réaliser la séparation qu’on veut absolue 219  ». Le ton se fait ici plus incisif, soulevant le silence qui a accompagné les applications du Group Area Act qui, a cause de son caractère politique, n’a suscité que des déclarations générales et peu convaincantes de la part des évêques sud-africains.

Le projet du grand apartheid apparut donc très rapidement comme utopique. Il est vite compris que placer 80% de la population noire sur 13% des terres sera tâche impossible. De plus, les terres attribuées aux populations noires sont parmi les plus pauvres du pays. Un aspect rend le projet encore plus irréaliste puisque les bantoustans sont loin de former des entités territoriales uniformes et cohérentes et se présentent tous sous la forme de plusieurs parcelles disséminées telles des « constellations d’Etats 220 ». Dans son numéro du 8-9 mai 1960, La Croix revient sur la formation des bantoustans et reproduit, pour rendre le propos plus concret, une carte des unités formées au sein du pays.

Photo 3 : Carte des principaux foyers bantous (projets, 1960)
Photo 3 : Carte des principaux foyers bantous (projets, 1960)

Source : La Croix, 8-9 mai 1960.

De plus, l’écrasante majorité des hommes noirs, ressortissants des bantoustans, vivent dans des zones blanches urbaines où ils trouvent un emploi. Les bantoustans deviennent ainsi des zones principalement peuplées de personnes âgées, femmes et enfants et donc des zones économiquement peu actives. Enfin, les bantoustans, doivent être des territoires ethniquement cohérents basés sur des traditions rurales et ethno-linguistiques identiques. C’est loin d’être le cas dans la réalité : d’une part, le découpage territorial arbitraire n’est pas représentatif de données culturelles cohérentes et d’autre part, la mise en place des bantoustans est loin d’empêcher un exode rural, cassant les cellules familiales dans les campagnes et entraînant des effets sociaux désastreux concernant les conditions de vie des hommes dans les quartiers réservés des villes.

Notes
217.

« Le drame des races en Afrique du Sud », La Croix, 5 mai 1960.

218.

Ibid.

219.

« En Union sud-africaine : Blancs et Noirs face à face » (1960), op.cit.

220.

Joseph LIMAGNE, « Botha applique la doctrine de la sécurité nationale », ICI, 15 décembre 1979, p. 39. Le Kwazulu comprenait par exemple 48 parcelles, le Ciskei 15.