1-4 Réactions aux effets sociaux, économiques et politiques du « grand apartheid »

Le travail migrant, la perte de citoyenneté, les déplacements de populations, les « blanchiments 221  » de zones, les réimplantations qui vont se dérouler tout au long des années 50 convainquent progressivement les observateurs de la gravité de la situation. Le journal La Croix en 1964 décrit la situation alarmante, faisant un parallèle avec la « solution finale, déjà employée aux Etats-Unis pour le règlement du problème indien lors de la conquête de l’ouest, puis reprise à notre siècle par d’autres dont on n’évoque pas volontiers le souvenir 222  ».

C’est aussi dans cet article qu’apparaît pour la première fois la notion d’exclusion qu’induit le « grand apartheid », même si la question de la citoyenneté (que perdra toute personne noire rattachée à un bantoustan) n’est pas encore évoquée :

‘« Cette loi, le « Group Area Act » prive, en effet, les Africains nés dans les zones blanches de leur droit actuel d’y séjourner, et tente de transformer en étranger de passage ceux qui travaillent hors des réserves 223 […] ».’

Les 2 lois du Group Area Act et du Bantu Self Government Act visent donc au même but, celui d’assigner une zone d’habitation arbitraire aux populations noires, les zones blanches ne devenant pour elles que des zones de transit et de travail. En 1970, le Bantu Homeland Constitution Act impose à tout Africain son rattachement à l’un des 10 Bantoustans selon des critères linguistiques, le lieu de naissance et de résidence. Christian Piton, dans un article de Réforme en 1971, réagit, sans la nommer, à cette nouvelle loi sur la citoyenneté, percevant bien que l’indépendance totale des bantoustans est une illusion puisque l’économie sud-africaine aux mains des blancs ne pourra pas se passer d’une main d’œuvre noire. Reste que « le système implique que les Africains résidant dans les zones « blanches » soient finalement tous, sans exception, privés des droits de résidence permanente 224  ». Ainsi, les impératifs économiques entraîneront forcément une dépendance réciproque entre Afrique du Sud blanche et Etats noirs.

Réforme consacre un article en novembre 1978225 à la description des effets sociaux de l’apartheid territorial sur les populations noires. Alors que l’auteur de l’article, le pasteur suisse Alain Perrot affirme que le but du gouvernement, par l’instauration du travail migrant, est d’annihiler toute vie de famille pour des millions d’Africains, une longue description est faite de la vie des travailleurs noirs dans de sinistres « hostels » urbains alors que leurs femmes et enfants vivent seuls dans les « réserves » 49 semaines par an.

La plupart des observateurs perçoivent également les effets politiques du processus sur les populations blanches. L’exclusion de la population noire par la perte de leur nationalité et la formation d’une Afrique du Sud blanche sont deux réalités apparaissant dans la presse chrétienne dès les années 70, ces réalités soulevant craintes et protestations :

‘« Une fois que tous les homelands auront accédé à l’indépendance, tous les noirs ayant une nation –donc une nationalité- seront des étrangers en République d’Afrique du Sud. Ainsi se précise le rêve obstiné d’une communauté blanche, allégée de tous les noirs, dûment installés dans leurs foyers nationaux, et cependant apportant leur force de travail à bon marché 226  ».’

La perversité d’un système faisant des populations noires « des étrangers dans le pays où ils ont travaillé et à la richesse à laquelle ils ont très fortement contribué 227  » sera ainsi sans cesse rappelée, dans la presse réformée comme dans la presse catholique, et ceci particulièrement lors des premières indépendances des bantoustans. Quelques mois avant l’indépendance du Transkei et quelques jours après le premier jour des émeutes de Soweto (16 juin), Noël Darbroz dans La Croix, après avoir dressé le bilan humain des émeutes (140 morts), condamne avec violence la formation des bantoustans, faisant une comparaison brutale :

‘« Les bantoustans sont en fait d’immenses camps de concentration où sont d’abord refoulés systématiquement les, femmes, les enfants, les vieillards, les handicapés, les indésirables, les sous-emplois, et où l’on vient chercher pour des salaires de misère des travailleurs qui, ailleurs, ne pourront vivre que dans des cités-dortoirs comme Soweto qui leur sont réservées  228 ».’

Quelques jours après les émeutes de Soweto, Noël Darbroz exprime son malaise : difficile, dans un tel contexte, de croire en un discours gouvernemental présentant une vision positive des bantoustans…

Joseph Limagne dans les Informations Catholiques Internationales en 1977 dresse lui aussi un tableau peu optimiste de la situation et tente de démontrer, en usant d’un ton quelque peu cynique, que le but du système des bantoustans est surtout d’ordre économique :

‘« Non, l’invraisemblable découpage des homelands 229 n’est pas le fruit du hasard. Et les beaux principes du développement séparé ne jettent - hélas ! - que de la poudre aux yeux. En fait, la création des « foyers bantous » est une manœuvre destinée à exclure les Noirs de la plus grande partie des bénéfices de la croissance pour permettre aux Blancs d’en profiter. Au fur et à mesure que les « nations » africaines accèdent à l’indépendance, leurs ressortissants deviennent les étrangers en Afrique du Sud230 ».’

Les condamnations des observateurs chrétiens se renforcent un peu plus dans les années 80, condamnations renforcées par le rejet du Conseil de sécurité de l’ONU231 de reconnaître la nouvelle Constitution sud-africaine intégrant ce processus de dénationalisation.

‘« En vérité, cette pratique de déchéance de la nationalité constitue la composante fondamentale de la nouvelle Constitution du gouvernement Botha, rejetée par le Conseil de sécurité de l’Union le 17 août 1984 […]. En effet, la R.S.A refuse d’accorder aux nationaux de ces Etats un statut et un traitement sans discrimination, ce qui est une entorse aux principes de la législation internationale concernant les étrangers 232  ».’

Ce processus est considéré comme allant à l’encontre des droits fondamentaux de l’homme et les futures indépendances de ces Etats nationaux ne compenseront pas une telle perte. Si le but politique de ce processus est condamné, Georges Mabille s’attache à rappeler que les moyens utilisés pour y parvenir reflètent bien que la volonté gouvernementale est de maintenir les populations noires dans leur infériorité :

‘« Enfin, les Noirs font l’objet d’un traitement inhumain et brutal lors de leur transfert et de leur réinstallation par les autorités de l’administration sud-africaine […]. Les Noirs ne font plus partie de la nation sud-africaine : ils peuvent donc être soumis à un traitement inférieur… « Dénationalisation » et déshumanisation sont l’avers et le revers d’une même monnaie 233  ».’

Les années 80 sont donc globalement les années de la prise de conscience de l’engagement de l’Afrique du Sud dans un processus perçu comme violent, pervers et surtout anti-démocratique, excluant les populations noires de la vie politique et par extension de leur propre pays.

Cependant, la compréhension du système des bantoustans par les observateurs et journalistes chrétiens français n’est ni uniforme ni linéaire : plusieurs regards et positions (parfois au sein d’une même rédaction) s’affrontent et alternent au cours des années. En effet, on note la persistance d’un regard positif et peu critique de la part de certains observateurs tout au long des années 70. S’il est compréhensible que certains observateurs aient été sensibles dans les années 50 au discours gouvernemental basé sur l’autonomisation, il est étonnant qu’une compréhension positive du système persiste dans les années 70 alors que plusieurs événements (déplacements de population massifs, massacre de Sharpeville, émeutes de Soweto…) démontrent le caractère toujours répressif et anti-démocratique du régime de Pretoria.

Un article de Réforme en 1970 présente ainsi les bantoustans comme une solution capable de permettre, dans une certaine mesure, le développement des populations noires. Le sous-titre « les bantoustans : une solution ? » est d’ailleurs évocateur, tout comme l’exposé suivant :

‘« La politique des bantoustans ne saurait résoudre le problème noir, mais si elle était pratiquée avec libéralisme, il semble qu’elle pourrait néanmoins favoriser l’évolution, la prise de conscience, de responsabilité, de dignité des populations africaines et entraîner un certain respect mutuel 234  ».’

Certes le journaliste reste dans l’expectative, affirmant que la solution ne peut pas être immédiate et qu’il « faudra certainement du temps et des étapes 235  ». Le système des bantoustans est donc perçu comme un cadeau, une main tendue vers les populations noires, l’inverse d’un « ghetto hautain et sans issu 236  » représenté par l’apartheid « mesquin » que le journaliste a critiqué en début d’article. Un article des Informations Catholiques Internationales parle quant à lui « de l’apparition de chefs de valeur 237  » dans les bantoustans, un nouvel espoir pour les Noirs qui peuvent (enfin) disposer d’un pouvoir politique.

François Malan dans un article du Christianisme au XXème siècle remarque aussi la mutation positive que connaît l’Afrique du Sud à la suite de la création des bantoustans :

‘« Les missions de développement pour les « Bantoustans », ces nouveaux « Etats » africains d’une « Fédération Australe », sillonnent l’Europe avec des méthodes et des moyens qui rappellent ceux de l’Irlande ou du Danemark. Et même comme à Crossroads 238 , bidonville du Cap, la discussion et non plus la force, s’est imposée 239  ».’

Le journal Réforme, plus qu’aucun autre, se fait donc l’écho d’une multitude de regards au sein de sa rédaction, révélant les différentes lectures d’un programme et d’un discours gouvernemental à la prose subtile. Il serait exagéré de dire que ces observateurs ont été partisans d’un régime mettant en place un système profondément raciste. Disons plutôt qu’ils furent dans une certaine mesure les victimes d’un discours gouvernemental affirmant les bienfaits du système des bantoustans sans en préciser les conséquences sociales, politiques, économiques sur les populations noires.

Notes
221.

M. HONORIN, « La redoutable solution… » (1964), p. 1.

222.

Ibid.

223.

Ibid.

224.

Christian PITON, « La résistance à l’apartheid » (1971), op.cit., p. 7.

225.

Alain PERROT, « Les bulldozers passeront-ils sur Crossroads ? », Réforme, 4 novembre 1978, p. 10.

226.

Daisy DE LUZE : « Afrique du Sud : le prix de l’espérance », Réforme, 4 mars 1978, p. 7.

227.

« Afrique du Sud, « et les pierres crieront » (1976) », Réforme, op.cit., p. 3.

228.

Noël DARBROZ, « La rencontre Kissinger-Vorster et l’explosion de la poudrière sud-africaine », La Croix, 24 juin 1976, p. 3.

229.

Le terme « homeland » apparaît au début des années 70 pour désigner le bantoustan.

230.

Joseph LIMAGNE, « Afrique du Sud : le racisme aux abois » (1977), op.cit., p. 33.

231.

La Résolution 554 du 17 août 1984 se déclara « convaincue que la prétendue « nouvelle Constitution » approuvée le 2 novembre 1983 par l’électorat exclusivement blanc de l’Afrique du Sud maintiendrait le processus de dénationalisation de la majorité africaine autochtone, la privant de tous les droits fondamentaux et renforcerait encore l’apartheid faisant de l’Afrique du Sud un pays réservé aux blancs ».

232.

Georges MABILLE, « Etre noir en Afrique du Sud : apatrides », Réforme, 13 octobre 1984, p. 2.

233.

Ibid.

234.

« Afrique du Sud : la puissance et l’absurdité » (1970), op.cit., p. 12.

235.

Ibid.

236.

Ibid.

237.

« Tandis que la répression s’intensifie contre les Chrétiens, les Noirs commencent à prendre conscience de leur identité », ICI, 15 janvier 1974, p. 28-29.

238.

Réforme fit référence à Crossroads alors qu’il soit question que ce bidonville soit rasé et sa population « déportée » vers un bantoustan. Voir « Les bulldozers passeront-ils sur Crossroads ? », Réforme, op.cit., p. 10.

239.

François MALAN, « Le deuxième trek », Le Christianisme au XXème siècle, 25 juin 1979, p. 3.