1-5 L’indépendance du Transkei

Une certaine unanimité dans les regards apparaît dans la presse chrétienne française au moment où les premiers bantoustans débutent le processus qui doit les mener vers l’indépendance.

Le premier bantoustan à apparaître nominativement dans la presse est le Transkei. Le bantoustan acquiert son indépendance le 26 octobre 1976 et c’est Réforme 240 qui fait mention de l’événement pour la première fois. Avant de parler des répercutions de cette indépendance dans la presse, un article des Informations Catholiques Internationales 241se fait l’écho de la mise en place du premier gouvernement du Transkei. Un article de La Croix daté de 1964, soit une année après l’autonomie de l’Etat, est également consacré au Transkei. Le reporter Michel Honorin y fait une description nuancée de la situation : si le journaliste britannique qui l’accompagne lui précise bien que le projet de bantoustan est destiné « à contrôler et à canaliser l’ensemble de cette main d’œuvre dans le sens qui convient 242  », lui s’attache à constater les efforts faits en matière d’éducation ou de santé. Mais déjà en 1964, Michel Honorin suspecte une certaine manipulation induite par les efforts faits pour présenter un tableau positif du Transkei : alors qu’il visite un magasin aux étagères « fournies », il constate que le registre d’accueil est rempli de signatures, témoins du passage d’un grand nombre de journalistes étrangers, dont un certain nombre de français… Une question apparaît alors en filigrane : s’agit-il d’un « magasin modèle 243» dans un Etat modèle ?

Ces 2 articles sont les deux seuls à paraître sur le Transkei avant 1976. Il est intéressant de noter qu’aucune revue dépouillée n’a fait mention de l’autonomie du Transkei qui eut lieu en 1963.

Il n’en est donc pas de même lors de l’indépendance du territoire, événement qui fait l’objet de plusieurs articles. Noël Darbroz dans La Croix profite de la future indépendance du Transkei pour dresser un tableau critique de la situation, mettant lui aussi en évidence les raisons économiques de la mise en place des bantoustans :

‘« Alors que la prochaine accession du Transkei à l’indépendance en octobre prochain devrait consacrer un relatif succès à cette politique qui s’inspire directement de l’apartheid, les bantoustans étant en réalité un réservoir bon marché d’une main d’œuvre de 16 millions de noirs au service de 4 millions de blancs 244  ».’

Réforme consacre un long article sur le Transkei trois jours avant la date officielle de son indépendance. Dans la volonté de « faire écho à bien d’autres cris d’alarme 245  », l’article reproduit le mémorandum de la commission « Justice et Paix246 » et Daisy de Luze fait part longuement de ses inquiétudes face à cette « politique de ségrégation de races qui entraîne, en fait, la spoliation des noirs d’Afrique du Sud 247  ». Le caractère inéluctable du processus ne peut susciter que des constatations effarées : non seulement le Transkei « ne possède aucune des ressources minières qui font la richesse d’Afrique du Sud 248  » mais les effets politiques et économiques de cette indépendance sont les plus choquants :

‘« On ne peut pas imaginer coup de balai plus radical et plus efficace pour débarrasser l’Afrique du Sud blanche de tous les noirs ! […] Ainsi les « improductifs » (femmes, enfants, vieillards) sont parqués aussi loin que possible des zones blanches, pendant que les « productifs » assurent, par la force de travail qu’ils représentent, l’expansion économique de l’Afrique du Sud, tout en restant à leurs places d’êtres inférieurs, sans droits ni racines 249  ».’

Le Christianisme au XXème siècle rapporte également le passage à l’indépendance du Transkei. Alors qu’un premier article le 25 octobre 1976 se contente de résumer le contenu du mémorandum250, un deuxième article dresse quelques jours plus tard un tableau du Transkei, rappelant qu’il se situe sur une des zones les moins développées du pays. L’auteur s’arrête plus longuement sur l’organisation politique du Transkei et constate « l’apparente démocratie des assemblées » en affirmant que « les droits de liberté d’expression, de réunion et de déplacements ne sont pas garantis 251». Le journaliste rapporte également le contexte qui fut celui des élections du 29 septembre 76, élections qui furent faussées par l’arrestation des opposants orchestrée par celui qui deviendra premier ministre, Kaiser Matanzima.

Régis Faucon, dans La Croix, a nourri les mêmes doutes concernant l’aspect démocratique du nouvel état affirmant que « toute manifestation est noyée dans le sang 252  ». Il suffit de lire la description faite du premier ministre Kaiser Matanzima253, « despote, […] chef coutumier avec apparat 254  » pour comprendre que la vision du Transkei est celle d’un « Etat fantoche 255  ». Les circonstances de la visite du journaliste sont intéressantes puisqu’il fut un journaliste invité (parmi beaucoup d’autres) aux cérémonies organisées pour l’indépendance. Sa description de l’événement est révélatrice des efforts faits par l’Afrique du Sud pour promouvoir aux yeux de la communauté internationale les bienfaits de l’événement. Régis Faucon note que peu nombreux sont les représentants politiques venus de l’étranger (hormis les représentants de quelques régimes « conservateurs » comme le Chili…), à la différence des quelques 200 journalistes de la presse mondiale venus en masse... Bien que l’ensemble de l’article soit plutôt critique vis-à-vis de la viabilité de ce nouvel Etat, le journaliste termine sur une interrogation, preuve de la difficulté constante qu’eurent les observateurs français à se situer, hésitant entre critiques radicales et espoirs. En effet, alors que le journaliste constate que les habitants du Transkei sont débarassés de « l’apartheid mesquin » qui gangrène le reste de l’Afrique du Sud, il note que « si leur indépendance ne devait leur apporter que cela, elle n’aura pas été complètement inutile 256».

Parmi l’ensemble des journaux étudiés, il semble bien que La Croix ait été le seul à envoyer un envoyé spécial pour l’indépendance du Transkei. L’absence d’autres représentants de la presse chrétienne peut être expliquée de différentes façons : manque de moyens financiers, minimisation de l’importance de l’événement ou bien sûr acte délibéré de ne pas participer et ainsi ne pas cautionner ce programme…

Les observateurs sont peu convaincus par la mise en évidence des symboles (drapeau, hymne…) qui ne parviennent pas à couvrir une certaine « vacance » institutionnelle. En effet, le gouvernement sud-africain garde la mainmise sur les questions de justice, de défense, de politique étrangère, de sécurité intérieure et de monnaie. L’identité politique des bantoustans est donc toute relative.

L’article de Michel Honorin en 1964 puis celui de Régis Faucon plus de 10 ans plus tard mettent tous les deux en évidence les doutes des observateurs concernant la question du Transkei. Le fait que ce territoire soit le premier à obtenir son indépendance implique sans doute un éveil particulier chez les observateurs qui rendent compte de leurs inquiétudes, condamnations, interrogations et espoirs. Ceux qui se sont rendus sur place ont bien conscience d’être dans un Etat d’apparat aux structures politiques factices, une sorte d’Etat « témoin » capable de convaincre l’opinion internationale. Plusieurs raisons peuvent expliquer le fait que l’indépendance du Transkei ait fait l’objet de plusieurs articles : chronologiquement, il est le premier à entrer dans le processus d’évolution mis en place par le gouvernement par Pretoria. Ensuite, cette indépendance arrive 4 mois après les événements de Soweto qui mirent le caractère violent et antidémocratique de l’apartheid sur le devant de la scène médiatique. En octobre 1976, les observateurs français étaient donc déjà conscients que l’Afrique du Sud était engagée dans un processus qui ne pourrait la mener que vers la crise.

Notes
240.

Daisy DE LUZE, « 26 octobre 1976 : indépendance du Transkei : la spoliation », Réforme, 23 octobre 1976, p. 16.

241.

« Le premier gouvernement bantou est constitué », ICI, 15 juin 1959, p13-14. En effet, si le Transkei acquiert son autonomie en 1963, il fut doté d’une assemblée dès 1959.

242.

Michel HONORIN, « La redoutable solution… » (1964), op.cit., p. 8.

243.

Ibid.

244.

« Une peau de chagrin : l’Afrique australe blanche » (dossier), La Croix, 24 mars 1976, p. 8-9.

245.

Daisy de LUZE, « 26 octobre 1976… », op.cit., p. 16.

246.

Je reviendrai sur ce mémorandum et les différentes mobilisations dans la deuxième partie de ce mémoire.

247.

Ibid.

248.

Ibid.

249.

Ibid.

250.

André LAZERUS, « L’indépendance du Transkei », Le Christianisme au XXème siècle, 25 octobre 1976,

p. 4.

251.

André LAZERUS, « Mais qu’est-ce que le Transkei ? », Le Christianisme au XXème siècle, 8 novembre 1976, p. 6.

252.

Régis FAUCON, « J’ai vu naître le Transkei indépendant », La Croix, 6 novembre 1976, p. 8.

253.

Le pouvoir central était constitué d’un Conseil exécutif durant la période d’autonomie puis d’un cabinet avec à sa tête un premier ministre (chief minister).

254.

L’autorité tribale était la base du gouvernement du bantoustan. L’objectif était de restaurer le pouvoir du droit coutumier tribal. Le Transkei Constitutional Act n°48 de 1963 créait une assemblée législative (le Bunga), composées de 64 chefs membres et de 45 députés élus au suffrage universel. Pour plus d’informations sur l’organisation politique du bantoustan, voir Antoine BULLIER : Géopolitiques de l’apartheid, Paris, P.U.F, 1982, 175 p.

255.

Ibid.

256.

Ibid.