2-2 Résistances à la loi : le « courage » de l’Eglise catholique

Les effets de cette loi sur les Eglises missionnaires furent loin d’être mineures. Si toutes les Eglises européennes sont touchées (hormis les Eglises réformées hollandaises), c’est l’attitude de l’Eglise catholique qui fera l’objet d’une multitude d’articles dans la presse chrétienne française dans les années 50, au moment et durant plusieurs années après la promulgation de la loi. « Courage », « héroïsme » autant de termes récurrents pour caractériser l’attitude de l’Eglise catholique s’engageant dans une « lutte » contre le Bantu Education Act.

Dès 1948, l’agence Fides se fait l’écho du travail des Eglises dans le domaine éducatif :

‘« Les écoles élémentaires, moyennes et supérieures, et plus encore les écoles normales ont largement contribué à la solution du problème racial, qui n’a cessé jusqu’ici d’opposer Blancs et Noirs […]. [Le gouvernement] a subventionné sans lésiner les écoles catholiques, qu’il aurait du reste beaucoup de mal à remplacer  275 ».’

Si la crainte de mesures discriminatoires dans les écoles n’est pas encore perceptible à cette date, il n’en est pas de même 2 ans plus tard alors qu’une « menace d’étatisation vise à exclure des écoles missionnaires toute influence des chefs religieux du pays 276  ». Les maîtres catholiques signataires d’un mémorandum adressé aux autorités semblent ici surtout inquiets de voir diminuer leur action d’évangélisation sur les populations noires et ne condamnent pas encore une mesure qui s’avérera surtout discriminatoire.

Il est important de constater que les deux articles de Fides annonçant la crise qui va s’amorcer à partir de 1953 ne seront pas répercutés dans la presse catholique « grand public » qui, elle, ne va réagir qu’à partir de la promulgation de la loi qui sera effective à partir d’avril 1955. La presse réformée, elle, ne fera écho de la situation sur l’éducation que dans les années 60.

C’est de nouveau Fides qui informe en 1953 le monde catholique français, alors que la loi n’a pas encore été promulguée. En effet, le constat concernant le travail de l’Eglise catholique est plutôt positif : « il y a entière liberté d’ouvrir des écoles catholiques 277  ». Le rédacteur de l’article appelle ensuite à une certaine vigilance, les libertés de l’Eglise catholique en matière d’éducation étant menacées :

‘« Le rapport de la Commission gouvernementale sur la question scolaire (Rapport Eiselen) recommande que le contrôle, jusqu’ici surtout aux mains des corps confessionnels, passe aux mains des autorités bantoues. Il est prévu que les autorités religieuses pourront les garder sous leur contrôle mais alors les subventions seront très faibles […]. L’Eglise gardera le droit d’ouvrir de nouvelles écoles, mais elles seront alors entièrement à sa charge 278  ».’

L’inquiétude est donc bien perceptible dans les milieux chrétiens. Le rapport Eiselen, sur lequel se basera la loi sur l’éducation, impliquera bien une réorganisation totale du système éducatif. Une même inquiétude apparaît dans Les Actualités Religieuses dans le Monde 279: si les écoles missionnaires n’ont plus de subventions, elles ne pourront pas subsister. La presse française répercute les premières « résistances » des Eglises missionnaires à la loi sur l’éducation dès 1954. Fides répercute ainsi les conclusions de la réunion des évêques catholiques d’Afrique du Sud, rappelant que les catholiques ont décidé de conserver le contrôle de leurs écoles « même au prix de sacrifices extraordinaires 280   », dans la crainte particulière « de ne plus pourvoir à l’éducation des enfants telle qu’elle doit être en accord avec les principes catholiques 281 ».

Si l’Eglise catholique réagit en s’opposant à la loi et en refusant de mettre ses écoles sous contrôle gouvernemental, d’autres se soumettent (comme l’Eglise luthérienne suédoise) ou choisissent de fermer leurs écoles plutôt que de les voir soumises au contrôle gouvernemental282 :

‘« Certains protestants et les anglicans élevèrent la voix avec courage mais en vain et durent fermer leurs écoles. Les catholiques décidèrent d’agir autrement. Leurs évêques se mirent d’accord pour préparer une vaste campagne de solidarité entre blancs, noirs et métis 283  ».’

La Croix cite ainsi l’attitude des catholiques qui acceptèrent un certain contrôle de l’Etat sur le contenu de leur enseignement en échange du maintien d’une aide financière de la part du gouvernement (maintien de 75% des subsides précédemment accordés pour la première année puis une baisse de 25% ensuite). La diminution des subsides gouvernementaux entraîna cependant des conséquences considérables sur le fonctionnement matériel des écoles. Les Actualités Religieuses dans le Monde font mention d’une campagne pour recueillir des fonds en août 1955, alors que la loi est en pratique depuis seulement 3 mois284. Fides répercute également une opération pour la « survie » des écoles bantoues :

‘« Cette campagne a été une magnifique démonstration de charité et d’union catholique en même temps que d’organisation parfaite et de maturité spirituelle. Les blancs ont soutenu généreusement les écoles de leurs frères noirs. Ceux-ci dont les moyens financiers étaient limités ont apprécié comme il convenait ce geste par lequel la population catholique blanche montrait sa volonté d’ignorer les barrières de couleur  285 ».’

Cette perception d’une Eglise catholique « persécutée » et limitée dans ses actions occupe les colonnes des journaux catholiques français à partir de la moitié des années 50. Elle eut sans doute comme effet de donner aux lecteurs une vision d’une Eglise courageuse et militant activement contre les principes de l’apartheid.

La mise en pratique effective de la loi le 1er avril 1955 entraîne une nouvelle série d’article rappelant les buts réels d’une telle loi, comme c’est le cas dans La Croix :

‘« Le but réel de la loi est de donner à l’Etat le monopole de l’éducation des noirs, pour qu’ils puissent les éduquer en fonction de ses principes raciaux, et, par conséquent, d’amener d’abord les écoles chrétiennes à fermer leurs portes ou à passer entièrement sous le contrôle de l’Etat. Seule l’Eglise catholique a refusé de capituler 286  ».’

Fides rapporte en 1956 les conséquences très concrètes de la loi sur l’éducation :

‘« [Les écoles catholiques] devront suivre le programme officiel. Les examens et les diplômes donnés par ces écoles ne seront pas reconnus par le gouvernement et ne donneront pas aux candidats le droit d’être employés dans ses bureaux ou ses écoles 287  ».’

L’attitude de l’Eglise catholique implique ainsi qu’elle oppose une résistance à une loi gouvernementale. La presse catholique française ne porte aucun jugement sur cette position devenue position politique et La Croix légitime en quelque sorte l’attitude des catholiques sud-africains en reproduisant une déclaration de Mgr Whelan, archevêque de Bloemfontein :

‘« Les dernières mesures législatives semblent en grand danger d’entrer en conflit avec le commandement divin qu’a reçu l’Eglise de prêcher l’Evangile et d’enseigner toutes les nations 288  ».’

Si La Croix précise en 1955 que « l’Eglise catholique et l’Eglise anglicane revendiquent hautement l’égalité de tous les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau 289  », d’autres journalistes vont mettre en valeur le caractère particulièrement courageux, presque héroïque, des (seules) missions catholiques qui « ont décidé de maintenir leurs écoles envers et contre tout 290  ». Dans un esprit presque « compétitif », plusieurs observateurs français vont mettre en valeur que d’autres confessions religieuses ne se sont pas positionnées aussi clairement que les catholiques sud-africains. Les Informations Catholiques Internationales en 1960 rendent hommage ainsi à la « supériorité de l’activité missionnaire catholique, […] organisme le plus antiraciste de l’Union 291  ». En 1981, encore, la même revue, faisant un tableau du travail de l’Eglise catholique en matière d’éducation, rappelle presque fièrement que l’institution a « violé délibérément la loi 292» et continue d’accomplir « son œuvre d’éducation et de promotion au bénéfice des plus pauvres 293», même si la tâche est plus que difficile.

Dans les faits, les écoles missionnaires catholiques ont eu d’énormes difficultés à se maintenir à partir de 1955294. La presse catholique va régulièrement consacrer de courts articles à la fermeture d’écoles incapables de subsister sans aide financière295et montrant que les mesures gouvernementales ont bien réussi à saper « par la base le système catholique d’éducation des noirs 296  ». La Documentation Catholique rapporte ainsi en 1962 les « méfaits » du  Bantu Education Act, soit la diminution nette du nombre d’écoles catholiques297.

Si quelques écoles catholiques disparaissent par manque de financements, d’autres doivent fermer leurs portes ou se déplacer en vertu du Group Area Act de 1950. C’est par exemple le cas en 1967 puisque « 2 écoles catholiques pour Africains ont été fermées car situées en zone blanche, en dépit des démarches de Mgr Garnier (archevêque de Pretoria) 298  ».

En plus des conséquences de la loi sur l’éducation, les missionnaires catholiques ont donc à subir celles découlant de la promulgation du Group Area Act, qui entraîna d’énormes difficultés pour les Eglises à s’adapter aux déplacements massifs de populations, rendant ainsi un peu plus difficile l’évangélisation :

‘« Un porte-parole de la Société pour la propagation de l’Evangile a précisé que de nombreux Africains et gens de couleur émigrent vers de nouvelles villes où ils sont privés du ministère de l’Eglise 299  ».’

Trois années plus tard, Le Christianisme au XXème siècle 300 répercute une déclaration du SACC (South Africain Council of Churches) qui demande l’édification de bâtiments scolaires, de lieux de culte et de réunion pour les Africains de couleur301.

Notes
275.

« L’Eglise en Afrique du Sud », Fides, 5 juin 1948, NF180.

276.

« Les problèmes scolaires en Afrique du Sud », Fides, 20 mai 1950, NF168.

277.

« Les écoles catholiques en Afrique du Sud », Fides, 3 octobre 1953, NF330.

278.

Ibid.

279.

« Aucune exception ne sera faite à la loi bantoue privant les écoles catholiques des subsides de l’Etat », ARM, n°38, 15 octobre 1954, p. 12.

280.

« La question des écoles catholiques pour les Bantous », Fides, 20 novembre 1954, NF400.

281.

Ibid.

282.

L’évêque anglican de Johannesburg Ambroise Reeves décida ainsi de fermer les 23 écoles de son diocèse plutôt que de les voir transmises à un enseignement de type totalitaire. Voir « Fermeture et réouverture d’une école missionnaire anglicane », ICI, n°20, 15 mars 1956, p. 13.

283.

« L’école pour tous est l’espoir de l’Afrique », La Croix, 4 décembre 1956, p. 5.

284.

« La situation des écoles missionnaires après la mise en vigueur de la loi bantoue », ICI, n°5-6, août 1955, p. 10. L’épiscopat catholique sud-africain a en effet crée à cette époque un Bureau spécial appelant les parents à payer les frais de scolarité. Il fut aussi demandé aux professeurs de réduire leurs salaires de 25%.

285.

« Pour maintenir les écoles bantoues », Fides, 18 juin 1955, NF211.

286.

« En Afrique du Sud, seule l’Eglise catholique accueille encore l’enfant noir » (1955), La Croix, op.cit., p3.

287.

« Le gouvernement et les Ecoles normales catholiques », Fides, 8 décembre 1956, NF410.

288.

« En Afrique du Sud, seule l’Eglise catholique… », La Croix, op.cit., p. 3.

289.

« Les enfants noirs des écoles catholiques ne seront pas livrés au gouvernement raciste de M. Strijdom », La Croix, 10 février 1955, p. 3. Voir aussi « Les évêques catholiques défient la loi raciste », ICI, n°55, 1er septembre 1957, p. 12.

290.

« Les serviteurs du communisme : l’Osservatore Romano condamne la politique raciste de l’Union sud-africaine », La Croix, 28 octobre 1955, p. 6.

291.

« En Union sud-africaine : blancs et noirs face à face » (1960), ICI, op.cit., p. 20.

292.

« Afrique du Sud : une Eglise noire à direction blanche », ICI, n°558, 15 janvier 1981, p. 2.

293.

Ibid.

294.

En 1966, les écoles catholiques ouvertes ne sont plus que 472 (contre 740 en 1948).

295.

« Le gouvernement ferme une école catholique » (à propos de l’école de Saint-Jacques de Magaliesburg au Transvaal), ICI, n°43, 1er mars 1957, p. 12. Voir aussi « suppression d’écoles catholiques », Fides, 16 août 1958, NF 281 (refus du gouvernement de reconnaître officiellement les écoles de Saint-Thomas (diocèse de Johannesburg) tenus par des Dominicains).

296.

« Les écoles catholiques en pays bantou n’ont plus que 3 ans à vivre », ICI, n°89, 1er février 1959, p. 12.

297.

« Conséquences du « Bantu Education Act » pour les écoles catholiques », La Documentation catholique, n°1373, 1er avril 1962, col 826. D’après la revue, l’Eglise catholique possédait 600 en écoles en 1960 contre 718 en 1957.

298.

« En bref », ICI, n°281, 1er février 1967, p. 16.

299.

« L’Eglise dans le monde », Le Christianisme au XXème siècle, 6 décembre 1962, p. 596.

300.

« L’Eglise dans le monde » (1965), op.cit., p. 128.

301.

En mars 1976, les catholiques réaffirmeront l’ouverture de toutes leurs écoles pour tous les enfants, quelques soient leur couleur de peau. Voir « panorama de l’année missionnaire, août 1976-août 1977 » La Documentation Catholique, 2 octobre 1977, n°1727, col 815. Cette ouverture prendra partiellement fin en mars 1977, même si « le gouvernement ne fermera pas les écoles et l’Eglise ne chassera pas les étudiants déjà admis », in « Suspension provisoire de l’intégration dans les écoles catholiques », Fides, 16 mars 1977, n°2806, NF 158.