2-3 La présence missionnaire anglophone sévèrement touchée… jusque dans ses lieux de culte

Si le système éducatif des Eglises missionnaires est particulièrement attaqué par le gouvernement, d’autres structures le sont aussi. C’est le cas des hôpitaux dont la gestion devra passer aux mains du gouvernement ou aux mains des autorités bantoues lorsqu’ils sont situés au sein des bantoustans. L’information suivante apparaît presque simultanément dans La Croix et Les Informations Catholiques Internationales :

‘« A partir du 1er avril, les hôpitaux confessionnels dans les Bantoustans seront pris en main par le gouvernement pour être remis aux autorités locales. Le ministre du développement bantou, M Raubenheimer a déclaré que cette mesure était prise pour que les Eglises se consacrent davantage à la prédication. Les observateurs estiment au contraire que le gouvernement veut enlever aux Eglises un moyen d’action contre l’apartheid, en lui interdisant de soigner les malades noirs 302  ».’

Une autre loi va directement toucher les milieux religieux, instaurant une ségrégation religieuse dans les lieux de culte. En 1957, l’article 29 du Native Laws Amendment Bill implique que tous les hôpitaux, églises, écoles et autres institutions et lieux de divertissement construits après le 1er janvier 1938 et accueillant des populations de races différentes, auront à demander une autorisation au ministère des affaires indigènes pour se maintenir303. Cette décision entraîna plusieurs réactions d’évêques catholiques dont celle du Mgr Mc Cann déclarant dans le journal catholique Le Southern Cross que la loi, visant à contrôler le travail de l’Eglise et les pratiques religieuses des fidèles, est inadmissible304.

La plupart des prises de positions des évêques sud-africains sont reproduites dans la presse chrétienne française : citons par exemple celle de Mgr Mc Cann (archevêque du Cap) réagissant à une mesure qui « viole directement la liberté de religion et de conscience 305  » et à celle de Mgr Hurley (archevêque de Durban) qui estime que la loi implique une « ingérence injustifiable dans les affaires religieuses » et que « ces nouvelles applications de l’apartheid prouvent que le principe même en est malfaisant et anti-chrétien 306  ». Les évêques sud-africains, devant cette nouvelle mesure discriminatoire, se posent une question, celle de la responsabilité face à une désobéissance civique qu’ils estiment inévitable :

‘« En cas de transgression, qui devra être puni ? Le prêtre qui admet les noirs dans son église ou les noirs qui en franchissent le seuil ? Voici la réponse : les évêques ont informé le clergé et les évêques que les églises restent ouvertes à tous et qu’eux seuls, les évêques, en assument toute la responsabilité : donc ni le clergé, ni les fidèles ne devront se préoccuper des conséquences 307  ».’

Un conflit entre le gouvernement et les dignitaires catholiques s’amorce donc bien à partir de la promulgation de cette clause en mai 1957308. Cependant, bien avant cette date, des méthodistes, anglicans, catholiques avaient pris position en faveur d’une désobéissance à la loi. Les protestations portèrent leurs fruits puisque le ministre des affaires indigènes « apporta un amendement à la Loi aux termes duquel les chefs de paroisse n’auront plus à déposer de demande pour accepter dans leurs églises les fidèles de couleur, ces derniers seuls pouvant être soumis à des mesures officielles de déplacement d’un lieu de culte à un autre 309  ». Plusieurs évêques (Mgr Mc Cann, Mgr Hurley) continuèrent à dénoncer avec force l’immixtion d’une décision politique dans la vie des Eglises et justifient leur action en réaffirmant que le seul but est « d’appliquer l’Evangile à la situation existant en Afrique du Sud 310  » (Mgr Mc Cann).

La presse catholique française rapporte cette mobilisation, consciente qu’elle pourrait entraîner des mesures sévères à l’encontre de l’Eglise. C’est le cas de Fides qui, après avoir rapporté les propos de Verwoerd selon lesquels les prises de positions des autorités catholiques et protestantes sont considérées comme « une action anti-gouvernementale 311 », rappelle que « trois archevêques catholiques et le « Conseil des Eglises protestantes » (Christian Council of Churches 312 ) ont fait savoir qu’ils désobéiraient à la loi, si elle passait 313». En conclusion d’une série de courts articles qui ont occupé les colonnes de la revue de mars à août 1957, Les Informations Catholiques Internationales répercutent une nouvelle déclaration des évêques catholiques314 qui ordonnent et répètent que leurs églises resteront ouvertes à tous :

‘« En conséquence, poursuit la déclaration, les évêques informent leur clergé et leurs fidèles qu’il n’y a aucune restriction à la fréquentation de n’importe quelle église catholique et que l’épiscopat lui-même prend l’entière responsabilité de cette libre admission dans les églises catholiques 315  ».’

Malgré la résistance efficace et réelle des dignitaires catholiques, la mise en pratique de la clause sur la ségrégation religieuse et surtout l’application du Group Area Act entraînèrent les transferts des catholiques noirs dans les locations, les quartiers noirs des villes. En 1959, Fides fait mention d’une telle situation à Johannesburg, entraînant « d’urgents problèmes d’apostolat 316  ». Le même problème se pose concernant l’évangélisation des populations résidant dans les bantoustans. En 1962, soit un an avant l’autonomie du Transkei, Mgr Mc Cann, archevêque anglican du Cap, rappelle que les Eglises anglophones se maintiendront dans ce territoire :

‘« L’Eglise collaborera de son mieux au développement territorial en matière sociale, économique et politique. Toutefois, elle se doit de soulever la question sur la position des Africains dans l’Afrique du Sud « blanche » qui s’est organisée et a perdu tout lien avec les « réserves » des territoires bantous […]. Nous attendons des éclaircissements sur les intentions du gouvernement 317  ».’

Certes, l’autonomie du Transkei risque d’avoir des conséquences sur le travail missionnaire des Eglises anglophones dans ce territoire. Mgr Mc Cann replace cependant cette question au sein d’une autre plus large, celle du Promotion of Bantu Self Government Act qui prévoit la création des « unités nationales » et qui, 3 ans après sa promulgation, suscite des interrogations au sein des Eglises missionnaires.

Le Bantu Education Act est ainsi la première loi de l’apartheid a avoir enfreint considérable les libertés des Eglises missionnaires. La loi toucha particulièrement l’Eglise catholique dont la résistance et le courage firent l’objet de nombreux articles dans la presse catholique française. Pour les religieux sud-africains, il est évident que la loi sur l’éducation n’a pas eu comme seul but le transfert des pouvoirs entre les mains des autorités bantoues dans le cadre du processus d’indépendance des bantoustans. Si les catholiques voient leur autorité contrainte par une mesure gouvernementale, c’est bien parce que le gouvernement juge que les idées humanistes véhiculées par les Eglises et leurs positions anti-apartheid sont dangereuses pour le maintien de l’ordre.

Notes
302.

« Suppression progressive des hôpitaux missionnaires », La Croix, 30 mars 1973.

« Interview de D. Hurley », ICI, n°430, 15 avril 1973, p. 6.

303.

Pour plus d’informations sur le Bantu Laws Amendment Act et sa réception dans les milieux catholiques sud-africains, consulter G. ABRAHAM : the catholic church and apartheid, op.cit., p. 105-117.

304.

Southern Cross, 27 mars 1957, in G. ABRAHAM, op.cit., p. 110.

305.

« Les noirs exclus des églises dans les centres urbains », Fides, 9 mars 1957, NF79.

306.

Ibid.

307.

« L’année missionnaire 1956-1957 », La Documentation catholique, n°1262, 13 octobre 1957. (Reprise d’une déclaration des évêques parue dans le Southern Cross, 24 juillet 1957, reproduite dans La Documentation catholique, n°1262, 13 octobre 1957, col 1324.

308.

Il est intéressant de noter que les évêques se positionneront clairement contre le régime d’apartheid dans leur lettre pastorale de juillet 1957, soit quelques mois après la promulgation de la loi sur la ségrégation religieuse. Voir La Documentation catholique (1957), op.cit., col 1321-1326 et Chapitre 3, 1.

309.

« Devant les protestations des Eglises, le gouvernement revient sur son dernier projet de ségrégation », ICI, n°45, 1er avril 1957, p. 13. En plus des modifications concernant les conditions d’accueil des populations noires, l’amendement impliqua qu’en cas de non respect de la loi, les noirs seuls seraient poursuivis, et non pas les ministres du culte. Voir G. ABRAHAM, op.cit., p. 110.

310.

« Loi divine et bien commun », ICI, n°57, 1er octobre 1957, p. 30.

311.

« La ségrégation dans les églises entrave la liberté de culte », Fides, 23 mars 1957, NF 99.

312.

Les catholiques ne furent en effet pas les seuls à réagir. A leurs côtés, le Christian Council comprenant l’Archevêque anglican du Cap, le président de l’Eglise méthodiste, le modérateur de l’union baptiste et le président des Adventistes du 7ème jour prirent également position contre la loi.

313.

Ibid.

314.

C’est dans leur grande déclaration épiscopale de juillet 1957 que 25 évêques de l’Episcopat sud-africain se sont de nouveau positionnés contre la Bantu Laws Amendment Act .

315.

« Les évêques catholiques défient la loi raciste » (1957), op.cit., p. 12.

316.

« Johannesburg : églises pour Africains », Fides, 18 juillet 1959, NF 257.

317.

« L’Episcopat s’inquiète de l’avenir du Transkei qui va devenir « autonome » », ICI, n°164, 15 mars 1962, p. 13.