3-5 Une lente évolution théologique calquée sur l’évolution politique du pays

Si les décisions synodales marquent bien la volonté de la NGK de se démarquer de la politique menée par le gouvernement, Antoine Jaulmes reste bien conscient que ces mesures ne parviendront pas à infléchir la politique du gouvernement :

‘« Bien sûr, tout cela ne signifie pas que l’Afrique du Sud toute entière va suivre l’Eglise Réformée Hollandaise. Il est fort probable que le gouvernement aujourd’hui peu dépendant de la NGK et qu’il saura se passer de la caution religieuse390 ».’

Il semble donc clair que si l’Eglise réformée hollandaise a bien été à l’initiative d’une théologie de l’apartheid, les données ne sont plus les mêmes dans les années 80, alors que l’apartheid s’est développé et renforcé à des fins politiques et économiques. A la suite de son synode de 1986, la NGK, jusqu’alors présentée comme le « Parti national en prière », se prononce pour une attitude de « solidarité critique 391» vis-à-vis du gouvernement qui, bien que réagissant aux réformes, reste sur des positions plutôt conservatrices, refusant par exemple le postulat « un homme, une voix » :

‘« Le plus frappant finalement dans l’attitude de l’Eglise réformée hollandaise est son mimétisme quant à son évolution par rapport à celle du gouvernement, depuis l’époque de la défense de l’apartheid jusqu’à celle actuelle des « réformes en cours »392 ».’

André Ecalle, dans Réforme, dresse le même constat, parlant d’un changement « pas à pas 393» et mettant les réformes politiques en évidence (apparition du parti démocratique uni, espoir de paix en Namibie…). Il présente une nouvelle attitude de la part de l’Eglise réformée hollandaise qui « a demandé pardon aux Eglises chrétiennes noires d’avoir suscité en fondé sur la bible l’apartheid 394  ». Bernard Dolon réclame lui aussi dans La Croix une attitude plus franche de l’Eglise réformée hollandaise vis-à-vis du gouvernement :

‘« Mais pour manifester son changement réel et sortir d’une casuistique subtile, il aurait peut-être suffi que cette Eglise dise au gouvernement qui lui ressemble comme un frère : « ce que vous faites est mal 395  » ».’

Des observateurs chrétiens français vont suivre l’évolution des positions de la NGK jusqu’à la fin des années 80, mettant toujours en parallèle réformes politiques en cours et repositionnement des Eglises hollandaises. Tous sont cependant conscients que l’évolution est lente. La prudence est encore de mise en avril 90 alors que le processus vers un régime démocratique est en marche. Certes, A .M. Goguel note bien le pardon de la NGK pour les souffrances engendrées, mais précise aussi que l’institution ne condamne pas l’essence du système. Alors que des représentants de la NGK et des « Eglises-filles » se rencontrent à Vereeniging près de Johannesburg en 1990, « les représentants de l’Eglise blanche n’ont pourtant finalement pas accepté l’ordre qui leur était fait de ne former à l’avenir qu’une seule Eglise réformée non raciale 396  ».

Quelques mois après la libération de Nelson Mandela en février 1990, la NGK, poussée par le vent de réformes mises en place par Frederik de Klerk et par l’avènement d’une nouvelle ère démocratique, entre dans un processus de mutation marquée qui trouvera son aboutissement dans la déclaration de Rustenburg. Du 5 au 9 novembre 1990, 230 délégués de 80 dénominations et 40 organisations se rencontrent pour une conférence à Rustenburg, près de Johannesburg. A l’issu de la conférence, une Déclaration pose « la pierre angulaire de la construction d’une vie nouvelle des Eglises et par là, de toute la société sud-africaine 397». Tous les articles rendant compte de cette conférence mettent ainsi en évidence l’importance de ce texte qui permet à « la division et à l’anathème 398» de faire place à « la repentance et à la réconciliation 399  ». De multiples extraits de la Déclaration de Rustenburg sont reproduits dans un numéro de Mission en janvier 1991400montrant la volonté pour les Eglises signataires de se confesser du rôle qu’elles ont tenu dans la politique de l’apartheid et « d’avoir, de plusieurs façons, pratiqué, soutenu, permis ou refusé de résister à l’apartheid 401  ». Les Eglises se penchent donc bien sur leur responsabilité, directe ou indirecte, dans la mise en place de l’apartheid et la justification biblique donnée au système. Si Rustenburg apparaît comme l’étape la plus importante après la réunion de Cottesloe (1960), plusieurs observateurs savent qu’une telle déclaration ne peut pas fédérer toutes les Eglises. En effet, si ces dernières s’accordent unanimement à condamner le régime d’apartheid, à avouer leur ignorance sur les effets réels du système et leur complicité dans son maintien, l’unanimité tend à s’estomper concernant les dispositions énoncées dans la déclaration en matière de changement politique, les délégués de la NGK présents à la Conférence conservant une certaine réserve sur plusieurs points comme sur le postulat « un homme, une voix402 » :

‘« Suivent des propositions concrètes pour une nouvelle Afrique du Sud : abolition de toutes les lois de l’apartheid, redistribution de la terre, éducation, société, combat contre la pauvreté, séparation de l’Eglise et de l’Etat, liberté de religion, d’association, et des exigences concrètes pour la future constitution. La toute puissance NGK, si elle a accepté cette Déclaration en confessant ses péchés, n’en a pas moins exprimé des réserves quant aux conséquences politiques 403».’

Si la déclaration fait apparaître la volonté et la nécessité de repentance des Eglises, la réalité de la situation en 1990 laisse les observateurs chrétiens français interrogatifs sur le devenir de la société sud-africaine. Certes, l’importance de la déclaration est indéniable mais un article paraissant dans les Actualités religieuses dans le monde à la fin de l’année 1990 traduit bien un optimisme précautionneux général chez la plupart des observateurs :

‘« Une chose est de faire confession, une autre est de changer les habitudes. A ce jour, il existe 3 Eglises réformées néerlandaises : une pour les blancs, une pour les métis et une pour les noirs. Elles n’ont aucun contact. Leur réunification, si elle a lieu, témoignera de la profondeur de la conversion404 ».’

D’un point de vue théologique et symbolique, la déclaration de Rustenburg marque l’aboutissement d’une lente évolution d’une Eglise qui fut un pilier central au système d’apartheid.

Les observateurs réformés français furent les plus attentifs à l’évolution de la structure ecclésiale et interprétèrent toujours avec critique les efforts timides, l’évolution trop sensible de la NGK, conscients que, même au moment de la déclaration de Rustenburg, les représentants de la principale Eglise réformée afrikaner gardent un lien tenace avec le programme du Parti national et l’idéologie de l’apartheid. Le regard porté par les réformés français sur l’évolution de l’institution est un regard sensible, celui d’un frère réformé qui ne parvient pas à se reconnaître dans l’attitude d’un autre « frère » réformé… Difficile dans ces conditions de parler d’objectivité, tant le constat d’une Eglise apportant sa caution à un système raciste est inacceptable. Si l’intérêt des observateurs chrétiens français pour la question sud-africaine est sans doute influencé et renforcé par l’implication du religieux dans le système d’apartheid, catholiques et réformés français ne manqueront pas de faire entendre leurs voix au moment de grands événements, la plupart dramatiques, qui plongeront l’Afrique du Sud dans la violence et la répression.

Notes
390.

A. JAULMES, « Ils étaient trois Sud-Africains… » (1984), op.cit., p. 2.

391.

« Est-ce la fin de l’apartheid… » (1988), op.cit.,p. 60. Le synode de 1986 entraîna bien divers débats portant sur la justification biblique de l’apartheid. Plutôt que d’adopter une position tranchée, la NGK préféra préconiser la création d’Eglises séparées pour chaque groupe de population, laissant aux paroisses le choix d’accueillir ou non des personnes de couleur. A la suite de ce synode, un groupe de pasteurs radicaux de la NGK firent scission et créèrent en juin l’APK, l’Eglise protestante afrikaner soucieuse de réaffirmer les fondements bibliques de l’apartheid.

392.

Ibid.

393.

A. ECALLE, « les chemins rocailleux du post-apartheid », Réforme, 20 mai 1989, p. 3.

394.

Ibid.

395.

Bernard DOLON, « la caution religieuse de l’apartheid », op.cit., p. 15.

396.

A.M GOGUEL, « Demain sans apartheid », Mission, n°2, 15 avril 1990, p. 21.

397.

C. VON GARNIER, « Déclaration de Rustenburg : une nouvelle pierre angulaire de l’Unité des Eglises », Réforme, 15 décembre 1990, p. 5.

398.

« Confession publique des Eglises sud-africaines », ARM, n°84, 15 décembre 1990, p. 34.

399.

Ibid.

400.

« Afrique du Sud : a Rustenburg, une déclaration mémorable (Transvaal, 5-9 novembre 1990) », Mission, n°9, 15 janvier 1991, p. 11-12.

401.

Ibid.

402.

Concernant le domaine du politique, la déclaration de Rustenburg se prononce en effet pour une abrogation d’urgence de toutes les lois de l’apartheid, pour une amnistie inconditionnelle aux exilés politiques et à la libération immédiate de tous les prisonniers politiques.

403.

« Déclaration de Rustenburg… » (1990), op.cit., p. 5.

404.

« Confession publique des Eglises… » (1990), op.cit., p. 34.