4-3 Après les affrontements, les réflexions et l’inquiétude des observateurs

Les suites des émeutes de Sharpeville sont de nouveau abordées dans la presse chrétienne française à partir du milieu du mois d’avril. En fait, le drame qui a touché l’Afrique du Sud donne l’occasion aux observateurs de consacrer plusieurs articles à la question de l’apartheid (histoire, idéologie, évolution…), Sharpeville marquant une nouvelle étape dans la violence et les tensions engendrées par l’apartheid.

Réforme consacre ainsi un long article titré « Révolte en Afrique du Sud 422  ». L’auteur (non mentionné) y retrace notamment la chronologie du mois d’émeute que vient de connaître le pays, en expliquant quelle fut l’origine des événements :

‘« Une mesure de contrôle policier décidée par le gouvernement de M. Verwoerd. Cette mesure oblige les noirs à porter sur eux en permanence leur carte d’identité. Des deux organisations politiques noires, le Congrès panafricain et le Congrès national africain, c’est le premier qui a protesté le plus violemment et à organisé les manifestations dont on sait le triste bilan : des dizaines de morts et de blessés 423  ».’

La chronologie historique retracée, le ton de l’article devient ensuite plus alarmiste et sans concession vis-à-vis du gouvernement et du système d’apartheid. Le titre de l’éditorial, « Qui sème l’injustice… » témoigne bien de la crainte des observateurs de voir l’Afrique du Sud sombrer dans le chaos si la législation ne change pas. Autrement dit, la seule issue possible pour la population noire oppressée sera de prendre les armes :

‘« L’Afrique du Sud est dans une impasse […]. Reste-t-il encore la possibilité d’une évolution lente, ou la vague qui monte va-t-elle tout balayer ? Ce n’est pas impunément que l’on joue avec des allumettes à côté d’une poudrière 424  ».’

Le même jour, un bulletin de l’agence Fides rend compte du récent conflit racial en reproduisant les réactions de Mgr Mc Cann, archevêque du Cap :

‘« Les manifestations qui ont eu lieu montrent la profondeur du ressentiment contre certaines lois existantes. L’ordre et la loi doivent être maintenus mais les revendications doivent être écoutées425 ».’

Sharpeville entraîna en effet une réelle prise de conscience au sein des Eglises sud-africaines. Alors que Mgr Mc Cann déplore que le gouvernement reste sourd aux revendications d’une population opprimée, Mgr Hurley (archevêque de Durban) fait preuve d’une grande inquiétude, constatant « qu’il n’y a aucun espoir de changement radical dans la politique des blancs 426  ». Seuls 2 organes chrétiens très spécialisés, Fides etle bulletin du COE SOEPI rendent compte d’une telle mobilisation des Eglises chrétiennes sud-africaines, condamnant avec force la politique répressive du gouvernement.

La Croix revient sur les émeutes dans son numéro du 7 mai 1960 avec une série de 3 articles parus entre le 5 et le 9 mai 1960. Le titre commun aux trois articles, « le drame des races en Afrique du Sud », peut indiquer que ce sont les récents événements qui ont entraîné un nouveau traitement de fond de la question de l’apartheid. L’article, daté du 6 mai, revient sur les événements de Sharpeville, rappelant l’historique du Pass (ou Reference book)tout en donnant son avis sur son usage :

‘« Cet argument du gouvernement selon lequel un système de cartes d’identité est absolument nécessaire pour endiguer l’afflux trop grand de Bantous étrangers dans le pays et de Bantous indigènes paysans dans les centres urbains, est en partie acceptable […]. En théorie, cette loi pourrait donc à la rigueur se défendre ; en pratique, elle s’avère des plus cruelles […]. Le noir qui ne peut exhiber son document n’est pas coupable d’une contravention : il est coupable de crime, de « criminal offence  427 » ».’

Le système du Pass serait donc un moyen de limiter l’exode rural des populations noires et donc de mettre un frein au chômage. Cette intention gouvernementale est donc bien comprise et répercutée.

Ce nouvel intérêt de la presse chrétienne française à la suite des événements de Sharpeville se vérifie également dans les Informations catholiques internationales qui consacrent un long dossier à la question de l’apartheid en juin 1960. Les émeutes y sont présentées de la manière suivante :

‘« La protestation pacifique et désarmée de Sharpeville se termina par 72 morts et des centaines de blessés ; suivirent les troubles de Langa, de Cato Manor et autres lieux, les violences d’un peuple poussé à bout, l’obstination d’un état qui sait posséder la force, les prisons, les rigueurs de lois oppressives… l’émotion du monde, le blâme de l’ONU  428 ».’

Le caractère profondément pacifique de la manifestation est donc clairement rappelé. Indirectement, c’est la violente répression de la police sud-africaine qui est condamnée. Sharpeville et les émeutes qui ont suivi sont considérées comme étant le résultat d’une frustration devenue insupportable.

En août 1960, le journal La Croix informe de la persistance des affrontements. En Une du journal, une photo montre un camion en feu et une foule de jeunes les poings levés face au photographe. Se « limitant » à la vue de cette photo (l’article figure en page 5 du journal), le lecteur, sans doute marqué par l’apparente hostilité de la foule, ne comprendra peut-être pas la légitimité de leur combat face à la répression policière qui existe dans les townships notamment.

Photo 5 : Scènes de violences et gestes revendicatifs dans un township
Photo 5 : Scènes de violences et gestes revendicatifs dans un township

Source : La Croix,13 août 1960.

Sharpeville provoqua ainsi une réelle prise de conscience et un véritable effroi au sein de la communauté internationale429. L’événement n’entraîna pas un assouplissement du système d’apartheid et eut même comme effet inverse de replier un peu plus le régime dans une forteresse, un nouveau laager, ce camp délimité par les chariots à bœufs, si présent dans l’imaginaire afrikaner depuis le Grand Trek. Du côté de la résistance noire, les conséquences de Sharpeville furent nombreuses : radicalisation de la lutte, création d’une branche armée, réorganisation et nouvelle stratégie de l’ANC devenu mouvement clandestin430.

Sharpeville marque ainsi un tournant, l’entrée du pays dans une ère marquée par un rapport de forces violent qui prendra une nouvelle dimension lors d’un autre événement, celui des émeutes de Soweto 16 ans plus tard.

Notes
422.

« Révolte en Afrique du Sud » (1960), op.cit., p. 8.

423.

Ibid.

424.

Ibid.

425.

« Les archevêques de Cape Town et de Durban parlent du récent conflit racial », Fides, 16 avril 1960, NF162.

426.

Ibid. Ces déclarations entrent dans le cadre d’une déclaration plus vaste qui s’appuya sur une enquête réalisée à la demande d’un Comité sud-africain composé de 14 membres afin de comprendre les causes profondes des émeutes. La présidence du Comité fut laissée à Mgr Reeves (archevêque anglican de Johannesburg) qui déplora que les manifestants aient été touchés dans le dos par les armes de la police et affirma « que le gouvernement ignore le véritable état de choses à Sharpeville et à Langa lorsqu’il prétend que ces troubles sont une tentative de révolte organisée » in « Les incidents d’Afrique du Sud soulèvent de nouvelles protestations des Eglises », SOEPI, 8 avril 1960, n°14, p. 1-2.

427.

«Le drame des races en Afrique du Sud : le noir sud-africain a pris en haine sa carte d’identité, symbole de la ségrégation raciale », La Croix, 7 mai 1960, p. 4.

428.

« En Union sud-africaine : blancs et noirs face à face » (1960), op.cit., p. 23.

429.

Le 1er avril 1960, le conseil de sécurité des Nations-Unies adopte la Résolution 134 déplorant les récentes émeutes et demandant au gouvernement de l’Union sud-africaine l’abandon de sa politique d’apartheid.

Autre symbole de cette prise de considération de la communauté nationale vis-à-vis de la résistance noire, le prix Nobel de la paix 1961 est attribuée à Albert Luthuli, président de L’ANC. Assigné à résidence, il mourra en 1967.

430.

En effet, les émeutes de Sharpeville et la naissance du PAC eurent pour effet d’entraîner une radicalisation de la lutte au sein de l’ANC. En 1961, est créée l’aide combattante et armée du mouvement, l’Umkhonto we Sizwe (Lance de la Nation en Xhosa) dont le commandement est confié à Nelson Mandela. Une campagne de sabotage est lancée, avec des attaques de monuments officiels à Johannesburg, Durban et Port Elisabeth en décembre 1961. Le PAC va lui aussi se doter d’une branche militaire, le Poqo (Nous seuls en xhosa).