5-1 L’étincelle et l’explosion de violence

La question de l’éducation (Bantu Education Act de 1953) avait déjà mobilisée en son temps les observateurs chrétiens français436. En 1976, c’est une nouvelle décision du gouvernement concernant l’enseignement qui met le feu aux poudres :

‘« L’Afrikaans est imposé dans les écoles noires pour l’enseignement de certaines matières, alors qu’il ne l’est pas dans les écoles de langue anglaise. C’est cette mesure qui est à la source des protestations des écoliers et des étudiants, manifestations qui ont été suivies des incidents sanglants de Soweto. La situation n’ai jamais été aussi grave 437  ».’

En effet, le ministère de l’éducation bantoue voulait par cette décision faire de l’afrikaans438 la langue obligatoire de l’enseignement dans les écoles noires439. Si l’article de Réforme se contente d’exposer la raison de l’embrasement, Noël Darbroz dans La Croix comprend bien que derrière le refus de voir imposer cette langue du colonisateur, c’est bien « tout un système qui est repoussé 440  ».

Réagissant dès le 17 juin, c’est légitimement le journal La Croix (en tant que quotidien) qui donne le premier la nouvelle du début des émeutes le 16 juin441. L’article bref se contente de rapporter le triste bilan de l’émeute : le journal n’annonce encore « que » 6 morts alors que le nombre de manifestants était de 10 000 contre 300 policiers. Un article le 18 juin fait état de 23 morts et 220 blessés442. Le 19 juin, le même quotidien accompagne son court article en première page d’une photo témoignant du désordre régnant dans le township.

Photo 6 : Emeutes à Soweto et présence policière
Photo 6 : Emeutes à Soweto et présence policière

Source : La Croix, 19 juin 1976.

Deux jours plus tard, un article déplore une centaine de morts. La Croix rapportera ainsi quotidiennement jusqu’au 23 juin (140 morts), le bilan des émeutes dans de courts articles aux titres alarmistes443. Le 22 juin, l’article consacré à l’événement rapporte une anecdote visant sans doute à accentuer le caractère profondément répressif et criminel de la riposte policière :

‘« Le ministre de la police sud-africaine a expliqué qu’il avait fait tirer sur les émeutiers parce qu’il n’a pas pu utiliser des canons à eau faute de prises d’eau suffisantes à Soweto et faute de pression 444».’

La violence des événements est comprise et rapportée dès les premières violences passées. L’inquiétude de voir une telle révolte naître en Afrique du Sud est omniprésente dans la presse chrétienne et s’accompagne de questionnements sur une révolte qui semble s’enraciner dans les quartiers noirs du pays. Joseph Limagne, avec un recul de plusieurs mois, revient sur les émeutes de Soweto dans les Informations Catholiques Internationales, replaçant les événements au centre d’un processus de contestation qui couvait depuis plusieurs mois, un processus qui a mené le pays « de la révolte à la terreur » :

‘« Ce jour là [le 16 juin], la police tire sur des lycéens noirs désarmés : plusieurs dizaines de morts ; certains n’avaient pas 14 ans. En un instant, la manifestation devient émeute. Par vagues successives, la colère des Noirs s’empare de tous les grands centres urbains  445 ».’

Ainsi, rappelant que les victimes de Soweto furent avant tout des enfants, Joseph Limagne en 1977 fait déjà de l’événement le symbole d’une oppression injuste et criminelle.

Dès le début des émeutes, les observateurs chrétiens français comprennent le sens véritable des événements, mettant en évidence qu’il ne s’agit pas d’une « simple » manifestation d’étudiants réagissant à l’imposition d’une langue, mais bien d’une contestation plus large, la révolte massive de la jeunesse contre l’apartheid. La lutte est donc bien politique et son caractère radical est mis en évidence dans les numéros de La Croix des 18 et 19 juin : « Azanie ! Pouvoir noir, mort aux blancs ! 446  », tels sont les « slogans » utilisés par la jeunesse noire et reproduits dans la presse. Ces revendications d’une Afrique du Sud libre (et sans population blanche) exprimées par les lycéens sont celles prônées par les mouvements contestataires nés au début des années 70447. Elles sont le signe d’une certaine radicalisation de la contestation chez la jeunesse qui ne se retrouve pas dans une conception multiraciale de la société sud-africaine développée par des partis comme l’ANC par exemple :

‘« Ils [les étudiants] viennent ainsi de fournir la preuve que le pouvoir noir est à la portée de la population parquée dans les townships et les bantoustans 448».’

Le même article rapporte que ce sont les bâtiments publics, symboles du pouvoir (écoles, bus, bâtiments administratifs…) qui ont été brûlés. Le même constat est fait dans les Informations Catholiques Internationales : les émeutes de juin 1976 marquent bien la fin de la « résignation des noirs  s’attaquant à  tout ce qui représentait l’oppression économique et politique dont ils sont les victimes » :

‘« Partout, les jeunes incendient des écoles, des banques, des commissariats, symboles d’oppression, d’autorité – et aussi les beerhalls, où l’on débite à la pompe l’infecte bière kaffir (nègre), symbole d’abrutissement et de démobilisation morale 449  ».’

En effet, si la révolte commence à Soweto, les troubles vont s’étendre rapidement aux autres townships (du Transvaal, du Natal et du Cap) et aux bantoustans. La Croix rapporte ainsi cette nouvelle flambée de violence qui envahit le pays en août, parlant par exemple, le 10 août450, des troubles qui s’étendent au township d’Alexandra (région de Johannesburg) et au homeland du Bophutatswana. Un article en première page de la Croix le 13 août 1976451, rend compte brièvement de nouveaux affrontements violents dans la région du Cap. Le lecteur prend conscience de la gravité de la situation grâce à une photo : un camion en feu, des jeunes poings levés devant l’objectif…

Les mensuels, hebdomadaires ou bimensuels étudiés vont finalement rendre assez peu compte des événements de Soweto. Lorsqu’ils le font, cela sera souvent plusieurs semaines plus tard, alors que les émeutes persistent dans plusieurs points du pays. C’est par exemple le cas dans les Informations Catholiques Internationales qui reviennent sur les affrontements « d’une rare violence 452  » ayant fait 150 morts et plus de 1000 blessés. Le traitement des événements par La Croix consistera souvent à présenter (souvent brièvement) le bilan des pertes humaines et l’extension des troubles.

Notes
436.

Voir II, 2.

437.

« Afrique du Sud : et les pierres crieront… » (1976), Réforme, op.cit., p. 3.

438.

Langue parlée par le colonisateur d’origine néerlandaise, l’afrikaans s’est élaboré au cours des XVIIème et XVIIIème siècles. La langue est basée sur le mélange de plusieurs idiomes : néerlandais, malais, portugais, résultat des interactions linguistiques entre les différents groupes de populations.

439.

Jusqu’alors, les langues africaines étaient utilisées dans les écoles primaires et c’était l’anglais qui était la langue utilisée pour enseigner à partir du collège. A partir de 1976, le gouvernement veut imposer l’afrikaans à tous les niveaux. A Soweto, le 16 juin 1976, une quinzaine de milliers de jeunes manifestants sont dispersés par la police. Les émeutes qui suivront feront plus de 600 morts dans tout le pays.

440.

Noël DARBROZ, « La révolte noire en Afrique du Sud », La Croix, 19 juin 1976, 1ère page.

441.

« Emeute à Soweto », La Croix, 17 juin 1976, p. 4.

442.

« L’émeute a pris de l’ampleur à Soweto en Afrique du Sud », La Croix, 18 juin 1976, p. 7.

443.

« La révolte noire en Afrique du Sud », op.cit., 1ère page.

« L’Afrique du Sud risque l’embrasement », La Croix, 20-21 juin 1976, p. 3.

« Nouvelles émeutes en Afrique du Sud », La Croix, 22 juin 1976, p. 7.

« Lourd bilan des émeutes en Afrique du Sud », La Croix, 23 juin 1976, 1ère page (et photo) et p. 7.

444.

« Nouvelles émeutes en Afrique du Sud », op.cit., p. 7.

445.

« Afrique du Sud : le racisme aux abois », op.cit., p. 36.

446.

« L’émeute a pris de l’ampleur à Soweto… », op.cit., p. 7.

447.

En mai 1976, c’est en effet le South African Student Movement proche de la Black Consciousness qui prit l’offensive et appela les jeunes à manifester et à boycotter les écoles.

448.

Noël DARBROZ, « A l’ordre du jour, le « pouvoir noir »en Afrique du Sud », La Croix, 26 août 1976, p.5.

449.

Joseph LIMAGNE, « Afrique du Sud, le racisme aux abois » (1977), op.cit., p. 36.

450.

« Les troubles s’étendent », La Croix, 10 août 1976, p. 5.

451.

« Affrontements de plus en plus violents », La Croix, 13 août 1976, 1ère page.

452.

« Afrique du Sud : les noirs se révoltent », ICI, n°504, 15 juillet 1976, p. 40.